Le Point

Le jour où la justice s’est arrêtée

Tribunaux barricadés, magistrats injoignabl­es, connexions impossible­s. Enquête sur un bug judiciaire.

- PAR NICOLAS BASTUCK, MARC LEPLONGEON ET AZIZ ZEMOURI

C’était un peu les Restos du coeur de la justice. Chaque mardi, Me Sylvie Franck, bâtonnière de l’Essonne (370 avocats), assurait la distributi­on, sur le parking du tribunal d’Évry. Des produits de première nécessité ? Non… Des cartons pleins de dossiers, déposés à même le sol. «Le courrier que les confrères me demandaien­t de récupérer dans leur case [la boîte aux lettres des avocats, NDLR], leur correspond­ance avec les magistrats, des jugements…, détaille-t-elle. En retour, je récupérais leurs procédures pour des affaires urgentes (violences conjugales, transfert de résidence d’enfants…) et j’allais les dispatcher dans les étages, entre les quelques magistrats et greffiers présents au palais. » Voilà comment, au XXIe siècle, en pleine crise sanitaire, avec des tribunaux fermés, des effectifs sous-dimensionn­és et un retard technologi­que criant, s’est organisée la justice. Sur le bitume.

L’hôpital a manqué de masques, de tests et de respirateu­rs. La justice a manqué d’ordinateur­s, de connexions informatiq­ues et de main-d’oeuvre pour assurer un service public digne de ce nom. Pendant que les hôpitaux étaient débordés, l’institutio­n s’est-elle dérobée ? « Non, défend Me Franck. On a travaillé du mieux qu’on a pu avec les juges. Il y avait une ligne de conduite : assurer le contentieu­x essentiel. Ensuite, chacun a dû se débrouille­r… »

Dès le 17 mars, suivant les ordres du garde des Sceaux, les juridictio­ns se barricaden­t. Des justiciabl­es convoqués trouvent porte close, tombant comme au tribunal judiciaire de Draguignan (Var) sur ce type d’affichette : « Tribunal fermé.

Toutes les affaires renvoyées. Vous serez reconvoqué­s. » Ou ce message placardé sur la porte de la chambre de l’instructio­n de Paris, qui se voulait humoristiq­ue : « Guide de la quarantain­e : la cour est âgée, ce qui se conçoit bien s’exprime clairement et les mots pour le dire arrivent synthétiqu­ement. » Comprendre : vous qui n’êtes pas près de revoir votre juge, veuillez résumer vos doléances en quelques mots, et pas dans un mémoire de 140 pages…

Partout en France, ou presque, n’est plus traité que l’urgent de l’urgent : les demandes de remises en liberté, les violences intrafamil­iales, les audiences correction­nelles où les délais de détention provisoire vont expirer. « Nous avons baissé notre activité de 80 à 90 % », reconnaît dès le 20 mars le premier président de la cour d’appel de Paris, Jean-Michel Hayat. Des plans de continuati­on d’activité (PCA) sont mis en place dans les 164 tribunaux judiciaire­s mais la chanceller­ie refuse de les coordonner, laissant toute latitude aux chefs de juridictio­n. Qui agissent en ordre dispersé.

La procureure de Créteil, Laure Beccuau, assure que le parquet a été « sur le pont tous les jours », avec 11 magistrats présents par roulement, sur un effectif de 33. « La délinquanc­e a chuté de 70 %, mais nous n’avons pas chômé », confirme sa collègue de Nanterre, Catherine Denis, qui avance le chiffre de 421 défèrement­s durant les huit semaines de confinemen­t. « Sur 1 400 affaires qui auraient dû être jugées, 1 150 ont été renvoyées, précise-t-elle. Chaque semaine, on triait les dossiers pour éviter un trop gros stock à la sortie. »

« Ajustice ». Si les parquets sont restés en première ligne, au civil, l’activité s’est arrêtée net. « Une catastroph­e, s’étouffe Me Michelle Dayan, avocate en droit de la famille, à Paris. Pour les couples séparés qui attendaien­t une décision avec des enfants au milieu, c’était le Far West. Comme ces époux qui se disputaien­t la garde de leur fille de 6 ans. La mère est partie se confiner dans le Sud avec l’enfant, mon client ne l’a pas vue durant deux mois. J’ai déposé une requête… À quelle date serai-je convoquée? Je l’ignore.» «La justice n’a traité que les violences conjugales, les maltraitan­ces sur enfant et le pénal d’urgence. En termes de continuité du service public, c’est limite… » regrette Me Christophe Bigot, spécialisé en droit de la communicat­ion. Me Anne Bouillon, avocate à Nantes : « Je devais plaider durant le confinemen­t une affaire de violences conjugales dans laquelle le prévenu est sous contrôle judiciaire. Le tribunal de Saint-Nazaire a renvoyé l’affaire à juin… 2021. Où est le délai raisonnabl­e ? » s’étrangle-t-elle. « Ils nous avaient habitués à l’injustice, ils nous ont fait découvrir l’ajustice », persifle le pénaliste Jérémie Assous.

C’est peu dire que le corps judiciaire vit mal le procès qui lui est intenté. « Il dénote une totale méconnaiss­ance de notre fonctionne­ment», s’indigne Céline Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats (majoritair­e). « Le ministère a été en dessous de tout sur la numérisati­on et les systèmes informatiq­ues des juridictio­ns, totalement sous-équipées. Mais les urgences ont été assurées, y compris au civil et dans la plupart des tribunaux. Si des milliers de détenus ont été libérés (300 prisonnier­s de moins, rien qu’à la prison de la Santé), c’est bien parce que des juges l’ont décidé. » Elle l’admet : ce « crash-test » judiciaire laissera des séquelles. « Mais la justice n’a pas défailli, elle a juste fait ce qu’elle a pu, avec les moyens du bord. »

Me Dominique Tricaud est l’un des trois signataire­s de la tribune assassine publiée le 22 avril dans Mediapart (« La justice a disparu et les juges ont déserté »). Le pamphlet a suscité un tel tollé dans les milieux judiciaire­s que les organisati­ons d’avocats s’en sont désolidari­sées. « J’en assume toutes les virgules, confie au Point Me Tricaud. Ce qui

m’interpelle aujourd’hui, c’est que la justice reste aux trois quarts à l’arrêt alors que le confinemen­t est terminé. Mon coiffeur a repris, mon hôpital ne s’est jamais arrêté, l’institutri­ce de mes enfants n’a jamais lâché l’affaire avec un ordinateur à deux sous. Pourquoi pas mon juge ? »

Roulements. Comment expliquer une telle paralysie ? D’abord, par les absences de magistrats et de fonctionna­ires, liées à l’épidémie. Garde d’enfant, arrêt maladie… Selon les chiffres obtenus par Le Point, le 6 avril, au plus fort de la crise, 20 % de l’effectif des services judiciaire­s étaient encore inactifs, soit 6 250 agents sur 30 000 (8 000 magistrats et 22 000 personnels de greffe). Le 18 mai, ils étaient 3 490 à ne pas travailler, à domicile ou en juridictio­n. Durant le confinemen­t, des roulements ont été mis en place entre les personnels disponible­s. Les autres télétravai­llaient, s’ils disposaien­t de matériel et quand les réseaux fonctionna­ient. « La chanceller­ie a indiqué que 13 000 ordinateur­s étaient disponible­s. Sachant que tous les magistrats en ont un, il n’en restait que 5 000 pour les greffiers. Il a fallu équiper les services administra­tifs. Résultat : très peu de greffiers, hors pénal, ont pu travailler à distance », regrette Hervé Bonglet, secrétaire général de l’Unsa-services judiciaire­s.

Et pour ceux qui disposaien­t d’un ordinateur, l’intranet du ministère de la Justice (le RPVJ) a vite été saturé, en tout cas au début ; la plupart des applicatio­ns informatiq­ues utilisées par les greffiers n’étaient pas accessible­s à domicile, de même que le RPVA, le réseau où les avocats déposent leurs pièces de procédure. Durant des semaines, les greffiers n’ont pu notifier les décisions des magistrats, communique­r avec « leurs » juges, lancer des convocatio­ns… 7 000 agents se seraient retrouvés désoeuvrés. « La Direction des services judiciaire­s (DSJ) n’a jamais voulu que l’on télétravai­lle, contrairem­ent aux magistrats. Pour des raisons de sécurité que nous considéron­s plutôt comme de la défiance, nous avions l’interdicti­on de sortir les dossiers de nos bureaux. On voit le résultat », déplore un greffier.

L’activité reprend doucement, depuis le 11 mai, et les plumitifs s’emploient à mettre en forme le travail que les juges ont accompli à domicile, durant deux mois. « J’ai des dizaines de dossiers en retard et aucune date ; j’attends toujours des décisions mises en délibéré avant le confinemen­t », s’alarme Me Dayan. « Les magistrats confinés ont pu clore une ordonnance de renvoi, rédiger une décision de divorce ou un arrêt touchant au droit de la constructi­on mais il n’y avait pas de greffier pour notifier leurs décisions », répond le premier président de la cour d’appel de Paris. Pour écluser les stocks d’affaires, il est désormais demandé aux robes noires de renoncer à plaider, au moins au civil. La justice sans audience pourrait devenir la règle dans les prochains mois. « Si nous refusons, on nous dit qu’aucune date ne pourra nous être donnée avant 2021 et on ne nous précise pas quel semestre ! » déplore Me Chaya, avocat à Marseille. «Nous déposerons nos dossiers sans voir les juges. […] Comme si corriger les copies à domicile dispensait l’enseignant de venir en classe ! » grince Me Vincent Tolédano, du barreau de Paris.

Embouteill­age. Au pénal, on craint aussi l’engorgemen­t. Dans certaines juridictio­ns, les parquets ont « retraité » les audiences annulées pendant le confinemen­t et « rappelé » certains dossiers pour lesquels une date d’audience avait été fixée. Il est question d’en « réorienter » certains, d’en « classer » d’autres, malgré la règle selon laquelle la poursuite devient « indisponib­le », une fois lancée. « Je préfère une mesure alternativ­e comme la compositio­n pénale plutôt qu’une comparutio­n devant le tribunal correction­nel dans vingt-quatre mois », justifie Éric Corbaux, procureur de la République de Pontoise, guidé pendant le confinemen­t par cet impératif : « Éviter, à la sortie, d’avoir un embouteill­age préjudicia­ble aux justiciabl­es, en particulie­r aux victimes. » « Il nous faudra dix-huit mois pour résorber notre retard, témoigne Stéphanie

Au plus fort de la crise,

20 % de l’effectif des services judiciaire­s étaient inactifs.

Massart, juge à la chambre de l’instructio­n de la cour d’appel de Versailles et déléguée du syndicat Unité-magistrats.

Alors que la chanceller­ie, dans une ordonnance très contestée, permettait fin mars de prolonger automatiqu­ement les détentions provisoire­s, des demandes de mises en liberté liées au Covid-19 ont été déposées par centaines. Les magistrats chargés de les traiter ont vite été submergés, si bien que très peu de dossiers ont pu être examinés « sur le fond ». « À Paris, nous avons traité 2 000 demandes de mise en liberté, contre 700 un an plus tôt à la même époque, soupire Jean-Michel Hayat. Le discours selon lequel les juges n’ont rien fait est faux. » Plusieurs juges pénalistes murmurent tout de même qu’ils auraient aimé un peu plus d’appui, de la part de leurs collègues civilistes, dont certains conviennen­t, comme ce président de chambre (confiné) de la cour d’appel de Paris, « ne pas avoir fait grand-chose » : « Du 16 mars au 11 mai, tout s’est arrêté. J’attendais chez moi, je n’ai reçu aucune instructio­n jusque fin avril. […] Une fois à jour dans mes dossiers, je ne pouvais plus avancer. » D’autres jurent ne pas avoir chômé. « Notre président a vite pris les choses en main. Un roulement s’est mis en place, je me déplaçais pour les urgences et travaillai­s le reste du temps à la maison, où j’avais accès à tout. Le stock est assez important mais il n’a pas augmenté, c’est loin d’être catastroph­ique », juge Catherine Sammari, présidente de la chambre des appels correction­nels à la cour de Nancy.

En attendant le déploiemen­t de Tixeo, un outil de visioconfé­rence qui a fait ses preuves au tribunal de commerce de Paris, certaines juridictio­ns ont dû s’organiser avec les moyens du bord. Comme à Colmar, où certains entretiens entre avocats et gardés à vue se sont faits via WhatsApp ! La procureure, Catherine Sorita-Minard, s’en félicite : « Grâce à la visio, des dizaines d’enquêtes ont pu avancer. » À Bobigny, la procureure, Fabienne Klein-Donati, assure que la baisse de la délinquanc­e liée au confinemen­t (- 50 %) et le télétravai­l ont permis « d’apurer les retards, notamment le règlement de 230 réquisitoi­res définitifs, pour des dossiers en fin d’informatio­n ». Juge d’instructio­n dans le même tribunal, Olivier Géron confirme : « On a écoulé un stock important d’ordonnance­s de règlement. Le parquet y a travaillé, ils sont rédigés, il ne reste plus qu’à les notifier. » À Paris, où le nombre de gardes à vue a chuté (entre 20 et 30 en avril, contre une centaine par jour en temps normal), le parquet s’est remis à jour en signant 536 réquisitoi­res définitifs.

Reste que, dans de nombreux ressorts, le retard – déjà creusé par huit semaines de grève des avocats – est considérab­le. Les vacances judiciaire­s, qui devraient être maintenues durant au moins six semaines, cet été, n’arrangeron­t pas les choses. Les avocats redoutent alors que la chanceller­ie profite de la crise pour transposer des mesures d’exception dans le droit commun : les audiences civiles sans plaidoirie; la généralisa­tion des nouvelles cours criminelle­s, composées de cinq juges profession­nels… « Le gouverneme­nt avance masqué », gronde le pénaliste Éric Dupond-Moretti, pourfendeu­r de « l’endogamie du corps judiciaire » et grand défenseur du jury populaire.

Olivier Cousi, bâtonnier de Paris, s’inquiète : « Si on bascule trop vite dans le numérique, on n’en sortira plus. La visioconfé­rence ne remplace pas l’humain, la justice ne se rend pas derrière un ordinateur »

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T’as essayé de le redémarrer ?
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Forcément, avec les yeux bandés, ça devait arriver.
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Merci pour votre réquisitoi­re. La parole est à la défense.

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