Tricoire, une longueur d’avance
Expatrié dès 2011 à Hongkong, le PDG de Schneider Electric a institué avant l’heure des méthodes de travail post-Covid.
C’est un peu comme à l’hôtel, il y a les chambres avec vue sur la mer et les autres, forcément moins prisées, qui donnent sur la rue ou sur l’arrière-cour. Jean-Pascal Tricoire, PDG de Schneider Electric, a résolument choisi la première option. Mais Tricoire n’est pas à l’hôtel, il est au 19e étage du Kerry Center, dans son bureau sur King’s Road, depuis lequel on admire la ronde des ferrys qui sillonnent la baie de Hongkong, la péninsule de Kowloon et ses collines boisées. À Hongkong, ce fils d’agriculteurs né dans le Maine-et-Loire, qui parle couramment chinois, est chez lui. Question à 100 dollars (de Hongkong) : quel autre PDG du CAC 40 jouit d’un tel privilège ? Réponse : aucun. Jean-Pascal Tricoire, 57 ans, est le seul dirigeant d’un grand groupe français à avoir perdu de vue la tour Eiffel et le périphérique parisien pour se délocaliser à l’autre bout du monde. Mais l’ancienne colonie britannique n’accueille pas seulement sa résidence principale, c’est aussi un tremplin d’où ce globe-trotteur s’élance d’un continent à l’autre trois cent soixante-cinq jours par an.
Sauf depuis deux mois… « Après un road show en Europe et aux ÉtatsUnis pour défendre nos bons résultats 2019, je suis rentré à
« Si vous saviez dans quels endroits improbables j’ai déjà tenu des réunions décisives… »
Jean-Pascal Tricoire
Hongkong le 12 mars, raconte Tricoire. Depuis, je n’ai pas bougé! Pour la première fois depuis vingt ans, j’ai une vie de famille. » Il réside à l’année dans une villa située à l’extérieur de la ville avec sa femme, Alexandra, et leur dernier enfant. Mais pour l’occasion, ses deux grands fils, étudiants à l’université, les ont rejoints. Le confinement a été « léger » à Hongkong (en dehors d’une fermeture ponctuelle des bars et la panique sur le papier toilette que Tricoire ne s’explique toujours pas), et le dirigeant français s’est rendu tous les jours au bureau, dans sa Tesla. «J’ai demandé à certains collaborateurs de continuer à travailler normalement car nous n’avions pas le choix : Schneider Electric est une entreprise nécessaire à la continuité de service, assure-t-il. Nous fournissons de l’énergie à des hôpitaux, à des centres de données, à des usines, aux opérateurs qui mettent en place la chaîne du froid, aux fournisseurs télécoms pour le wi-fi… C’était un défi technique, du fait des incroyables pics d’activité que nous avons connus. Je n’ai moi-même jamais arrêté d’aller au bureau : je ne pouvais pas demander à des équipes de travailler et, dans le même temps, rester tranquillement chez moi. »
C’est donc de là, à 9 620 kilomètres de Paris et du siège social historique de Schneider Electric, qu’il dirige – même quand il s’agit d’affronter la pire crise depuis un siècle – l’entreprise aux 27,2 milliards d’euros de chiffre d’affaires et aux plus de 137 000 collaborateurs. En France, il n’est présent, en moyenne, que trois jours par mois. Mais, dans le monde inventé par Jean-Pascal Tricoire, tout cela importe peu. Il n’y a plus de sacro-saint siège social parisien mais plusieurs QG régionaux ; plus de grande salle du conseil au siège du groupe, à Rueil-Malmaison, dans laquelle se réunissent les éminents membres du comité exécutif – dispersés sur la planète (voir p. 70), ceux-ci échangent en vidéoconférence ; plus de secrétaire omnipotente dans le bureau mitoyen du PDG, car celle qui organise l’emploi du temps minuté de Tricoire vit bien loin de lui, à Paris ; pas de pointage des salariés au bureau, mais une grande latitude donnée au télétravail… Jean-Pascal Tricoire a inventé un modèle d’entreprise unique en son genre qui a longtemps été regardé avec des yeux réprobateurs, notamment chez ses pairs PDG installés sur la rive droite de la Seine. Mais quelque chose nous dit que ce modèle pourrait devenir furieusement tendance à l’aune de cette nouvelle ère post-crise du Covid-19…
Fascination. Pour comprendre cette révolution interne, il faut retourner en arrière, à l’été 2011. « Nous n’avions pas le choix, explique Tricoire. Schneider sortait de la crise, la croissance venait de Chine. Il fallait internationaliser le groupe à marche forcée. Je ne crois pas aux généraux qui mènent le combat en restant à l’arrière. Il fallait que je donne l’exemple, que je m’installe au plus près de ce marché en pleine transformation. » À cette époque, Tricoire, président du directoire de Schneider Electric depuis cinq ans, voyage constamment en Asie. L’année qui précède son départ, il ne séjourne pas plus de cinq week-ends chez lui, à Paris. Le PDG est également titillé par l’envie de retourner en Chine, où il a vécu cinq ans, à Pékin, avec sa femme, dans les années 1990, pour explorertoutessesprovinces
et tisser le réseau commercial de Schneider Electric. Il en a gardé une fascination intacte.
Mais le déménagement d’un groupe, fleuron du patrimoine industriel français – ses origines remontent aux frères Schneider, maîtres de forges qui ont créé leur société au Creusot en 1836 –, représente un choc psychologique pour les salariés, les politiques, les syndicats. Cette décision a donc été préparée minutieusement, et dans le plus grand secret, pendant près de deux ans. Le temps nécessaire à Tricoire pour persuader son conseil d’administration. Le groupe décide de ne pas communiquer officiellement sur le départ de son numéro un, ce projet étant qualifié en interne d’« affaire d’ordre privé ». Résultat : c’est Mediapart qui sort l’information du départ de Tricoire en septembre 2011. Une déflagration. «Les salariés, mais aussi l’establishment et les politiques, n’ont pas compris. On l’a accusé de désertion, on a dit qu’il était parti pour des raisons fiscales. Ce n’était évidemment rien de tout cela, assure Henri Lachmann, l’ancien PDG qui l’a choisi pour lui succéder. C’était pour le business ! La France s’est peut-être sentie orpheline car elle était le centre du monde. Oui, il a désanctuarisé l’Hexagone et a inventé un autre modèle – qui fonctionne très bien ! » Sur la question fiscale, il est toujours difficile d’obtenir des détails. On apprendra juste que Jean-Pascal Tricoire paie une partie de ses impôts en France et l’autre en Chine.
Neuf ans plus tard, Schneider Electric réalise 94% de ses ventes en dehors de la France. Le premier pays du groupe, en termes de chiffre d’affaires, ce sont les États-Unis, puis viennent la Chine et l’Inde. Sa présence commerciale en Asie a été multipliée par huit. « L’entreprise offre à tous les mêmes chances de réussite, qu’ils soient français, indiens, chinois… Il n’est pas nécessaire de parler français et d’aller passer dix ans à Rueil-Malmaison pour faire carrière chez Schneider », précise Olivier Blum, ex-DRH, qui vient d’être nommé directeur de la stratégie et du développement durable et est basé à Hongkong. L’obsession : embaucher les meilleurs, où qu’ils se trouvent. Ce qui n’est pas du goût de tous : « Olivier Blum, l’ancien DRH, on ne l’a jamais rencontré en tant qu’organisation syndicale ! Cela pose quand même un problème», s’agaceYvon Mory, coordonnateur CFDT pour le groupe.
Avec la transhumance de Tricoire et la dispersion du comité exécutif, Schneider Electric a dû réapprendre à marcher. Le groupe a investi dans des moyens de communication dernier cri. Les salles de visioconférence sont les mêmes partout sur la planète – ce qui donne l’illusion aux participants
« Contrairement à d’autres, nous n’avons pas eu besoin d’un temps d’adaptation au confinement. » Hervé Coureil, secrétaire général
d’être assis à la même table –, et le domicile de chaque membre du comité exécutif est doté d’un dispositif. « Nous sommes nomades depuis longtemps, renchérit Tricoire. Si vous saviez dans quels endroits improbables j’ai déjà tenu des réunions décisives… Du moment que j’ai une tablette ou un PC et une bonne connexion, il n’y a aucun problème… » Autant de réflexes qui ont permis à Schneider Electric de continuer à carburer, en dépit des confinements édictés partout ces dernières semaines. « Contrairement à d’autres entreprises, nous n’avons pas eu besoin d’un temps d’adaptation, commente, depuis Boston, Hervé Coureil, directeur de la gouvernance et secrétaire général. Nous avons immédiatement été en capacité de travailler, les technologies étaient prêtes. Il y a d’ailleurs eu plus de 50 millions de vidéos internes rien que pour le mois de mars ! »
Mais quand le chef n’est pas là (la plupart du temps), les souris dansent, non ? Christel Heydemann, directrice des opérations France : « L’absence ou la présence de Jean-Pascal n’influe pas sur notre productivité. Le fait qu’il soit basé à Hongkong encourage l’autonomie, l’initiative et un certain esprit entrepreneurial. » Et toute l’entreprise connaît la feuille de route : mettre le paquet sur le développement durable (voir aussi p. 102-103) – avec des produits qui permettent des économies d’énergie et de ressources – et la technologie numérique combinant Internet des objets et intelligence artificielle. « Notre culture repose sur la responsabilisation et la confiance. C’est essentiel en ces temps de crise, insiste Jean-Pascal Tricoire, que tout le monde à Hongkong appelle “JPT” (prononcer Ji Pi Ti, à l’anglaise). Il faut prendre des décisions rapides, au plus près du terrain. Ce qui implique de ne pas redouter de faire des erreurs. Si tout le monde a peur, l’entreprise est bloquée et c’est mortifère. »
Si Jean-Pascal Tricoire, qui a pris l’avion pour la première fois à 23 ans, est resté vendéen dans l’âme, il est aussi devenu un peu chinois. Il entretient un réseau d’entrepreneurs fourni, est proche du PDG de la compagnie aérienne Cathay Pacific, a eu l’occasion de rencontrer Ren Zhengfei, le fondateur de Huawei, connaît les maires de Shanghai (24 millions d’habitants) et de Pékin (21 millions d’habitants). Il a échangé au cours des dernières semaines avec ces décideurs chinois qui ont – par définition, du fait de la chronologie de la pandémie – un coup d’avance dans l’après-crise.
Positif. Rien ne sera plus comme avant ? « Cette période est très dure économiquement, mais on va malgré tout apprendre de cette épreuve, dit Tricoire. Des choses positives vont peut-être en découler. » Le patron, qui pointe comme un enfant émerveillé devant le globe terrestre de son salon la centaine de pays qu’il a « visités » dans sa vie, n’a toujours pas de billet d’avion réservé à son nom pour les prochaines semaines. Hongkong est vraiment devenu, par un cas de force majeure, sa seule maison
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