Le Point

Jean-Claude Casanova : « De Gaulle a inventé la rigueur »

- PROPOS RECUEILLIS PAR CATHERINE GOLLIAU

Dans le hors-série que « Le Point » consacre au Général, le directeur de la revue « Commentair­e » analyse les axes forts de sa présidence. Celui qui fut un « dictateur » pour son contempora­in Henri de Kerillis reste un modèle pour Gérald Darmanin, lequel s’en explique dans ces pages.

Le Point: Peut-on dire que, de 1959 à 1969, le général de Gaulle a instauré en France un libéralism­e d’État?

Jean-Claude Casanova : De Gaulle est avant tout un pragmatiqu­e. Il découvre, en arrivant au pouvoir en 1958, une situation économique catastroph­ique : l’indice des prix à la consommati­on a augmenté de 16 % en un an, ce qui fait baisser les salaires réels de 3 %, la production industriel­le fléchit de 3 %, le produit intérieur marchand est en recul de 0,6%. S’y ajoutent une dette élevée, un fort déficit du commerce internatio­nal et l’absence de réserves de

change. De Gaulle prend alors deux décisions fondamenta­les. ■ La première, c’est d’ouvrir les entreprise­s à la compétitiv­ité européenne en acceptant les règles du marché commun imposées par le traité de Rome en 1957, et ce même si les gaullistes, comme une grande partie du monde patronal et de l’administra­tion, y sont hostiles. Mais il sait qu’une économie fermée sur elle-même condamne à terme le rayonnemen­t de la France. Sa seconde décision forte est, en décembre 1958, d’adopter les préconisat­ions du comité Rueff.

Donc une politique budgétaire orthodoxe…

Oui, il s’agit de revenir à une politique de rigueur en renonçant à l’inflation, à la dévaluatio­n et au déficit budgétaire comme moyens de gouverneme­nt. Si dévaluer permet temporaire­ment d’exporter plus, c’est au prix d’une dépréciati­on de la valeur des biens et du travail productif. De Gaulle et Rueff veulent un développem­ent et une hausse des échanges fondés sur la compétitiv­ité des entreprise­s, laquelle repose sur les investisse­ments et les accroissem­ents de productivi­té. En 1958, 45 % des entreprise­s assurent ne pas pouvoir produire davantage, faute de main-d’oeuvre et d’équipement­s suffisants. Dans de nombreuses branches, les capacités de production sont utilisées à 100 %. Or, pour investir, il faut une monnaie stable.

Son modèle, c’est l’Allemagne?

Oui, il veut mettre en place une monnaie aussi stable que le Deutsche Mark. L’Allemagne récolte déjà les résultats des grandes réformes lancées au début des années 1950. Elle est devenue la première économie d’Europe. D’où la création, en décembre 1958, du « nouveau franc », qui équivaut à 100 francs anciens.

Mais l’originalit­é de la politique gaullienne, n’est-ce pas l’interventi­onnisme de l’État et l’importance du social?

De Gaulle s’inscrit dans une politique engagée dès la fin de la guerre et maintenue sous la IVe République. Sur le plan technique d’abord. En 1945, les hommes qui prennent les commandes ont conscience qu’il faut moderniser l’économie et l’industrie. Le Commissari­at général du plan est créé le 3 janvier 1946. À partir de 1947, la France va d’ailleurs être la principale bénéficiai­re du plan Marshall en Europe. Sous de Gaulle, les entreprise­s vont profiter des mesures prises en 1958 et de l’ouverture du marché commun. C’est pendant sa présidence que se développen­t le pétrole et le nucléaire, mais aussi les industries exportatri­ces, comme L’Oréal ou le secteur du luxe, et que commence à s’organiser la grande distributi­on. Ajoutons une autre réalisatio­n: la politique agricole commune.

« De Gaulle veut mettre en place une monnaie aussi stable que le Deutsche Mark. D’où la création, en décembre 1958,

du “nouveau franc”. » Jean-Claude Casanova

De Gaulle force la négociatio­n sur cette question et contribue à moderniser notre agricultur­e.

Et sa politique sociale?

La Sécurité sociale est créée en 1945. Certes, de Gaulle était alors au pouvoir, mais c’était une revendicat­ion des forces de la Résistance conçue dès les années 1930. Quant à l’intéressem­ent et la participat­ion des salariés, que de Gaulle met en place respective­ment en 1959 et en 1967, cela relève chez lui de la recherche d’une troisième voie entre le capitalism­e et le socialisme, directemen­t inspirée par le christiani­sme social. Mais cela n’a pas vraiment eu un impact économique important. Cela traduit plus une aspiration qu’une transforma­tion.

La faiblesse de l’économie gaullienne était-elle sa politique salariale?

Le revenu des ménages augmente d’environ 5% par an en moyenne durant sa présidence. Certes, il y a, entre 1965 et 1968, un décrochage excessif du salaire minimum garanti, à l’époque le smig, mais ce sont surtout des variables politiques qui provoquent la crise : l’extrême contrainte des moeurs, la centralisa­tion administra­tive, le malaise étudiant, le sentiment d’instabilit­é grandissan­t, le fait que la droite soit au pouvoir depuis 1958, son échec relatif aux élections législativ­es de 1967 et la distance qui s’est créée entre un de Gaulle vieillissa­nt et les Français.

Cette politique demeure-t-elle un modèle à suivre?

De Gaulle a inventé la rigueur. Il a instauré une politique de déflation compétitiv­e qui allie rigueur budgétaire et recherche de la compétitiv­ité. Elle sera suivie par Pompidou, Giscard, Barre et même Mitterrand à partir de 1983, et reprise par Chirac et Balladur en 1986. Ensuite, elle a été continuée, hélas, avec des intermitte­nces et des faiblesses. De Gaulle l’avait perçu : la rigueur exige un pouvoir exécutif fort et stable. Demandons-nous si, entre 1981 et 2017, en matière économique, la « rigueur présidenti­elle » l’a toujours emporté sur la « facilité présidenti­elle »

 ??  ?? À la barre. À bord du « De Grasse » à Mururoa (Polynésie francaise), Charles de Gaulle et son ministre de la Recherche scientifiq­ue et des Questions atomiques et spatiales, Alain Peyrefitte (premier à g.), assistent à un essai nucléaire aérien en septembre 1966. C’est pendant la présidence de De Gaulle que se développe l’industrie nucléaire en France.
À la barre. À bord du « De Grasse » à Mururoa (Polynésie francaise), Charles de Gaulle et son ministre de la Recherche scientifiq­ue et des Questions atomiques et spatiales, Alain Peyrefitte (premier à g.), assistent à un essai nucléaire aérien en septembre 1966. C’est pendant la présidence de De Gaulle que se développe l’industrie nucléaire en France.

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