Serrer la main à un numéro, par Kamel Daoud
Remplacer des gestes millénaires par des sourires crispés : première étape vers l’invisibilité ?
Si on n’a pas perdu un être cher ou si on n’a pas été soimême contaminé, le virus est invisible, théorique. Ce sont des dizaines de contraintes et de frustrations, un couvre-feu, une solitude ou une faillite. Mais il y a des moments où je peux le cerner. Par exemple quand j’ai croisé, cette semaine, en faisant mes courses, un ami perdu de vue depuis deux mois. Passé la surprise, on ne sut que faire l’un de l’autre : la règle des gestes barrières condamnait certains gestes millénaires. Je ne pouvais ni lui serrer la main ni lui tapoter l’épaule, je redoutais même de l’approcher à moins d’un mètre. On est restés hésitants, l’un et l’autre, maladroits, comme des cigognes unijambistes, debout sous la pluie. On mima sans y prendre garde, comiquement, un premier rendez-vous d’adolescents amoureux, le coeur battant en moins. C’est qu’il fallait à la fois éviter toute froideur apparente et rafraîchir la proximité de la relation, sa profondeur relative, mais sans prise de risques. Difficile sans l’attouchement des mains et seulement avec la surface du visage.
Depuis deux semaines, ce genre de rencontres, je les habille de «sourires» gradués en fonction des relations. C’est le sourire qui fait fonction, selon ses nuances, de poignée de main, d’accolade, d’étreinte ou de cordialité distante. Mais n’est-ce pas trop demander aux muscles faciaux ? La crampe menace dès aujourd’hui nos catalogues de liens sociaux.
L’ami resta lui aussi interdit, comme suspendu dans l’ombre de l’indécision. On comprit, tous deux, que désormais il serait difficile d’ordonner nos émotions et nos liens affectifs comme avant. Les gestes barrières confondent un peu trop les choses : un ami de longue date est reçu avec les mêmes amabilités convenues qu’un vague collègue de travail. On se sent du coup comme empêché, bloqué et, surtout, enfermé dans une atonie affective artificielle. De la froideur malgré soi.
Entre les rayonnages, l’ami essaya bien sûr, autant que moi, de convertir la gêne en humour. Là, la gêne se doubla d’une autre : l’amitié que des gestes, des habitudes ou un certain langage du corps entretenaient comme une réalité se révéla frappée d’un doute. Amis, l’étions-nous vraiment ? Si on ôte, comme pour un strip-tease des affects, la poignée de main, la blague du jour, la médisance amusée sur un tiers absent ou la promesse de prendre un verre ou de faire son jogging ensemble, que reste-t-il? En d’autres termes, que peut filtrer ou retenir le geste barrière ? Que laissera-t-il passer vers l’autre ? D’ailleurs, cet ami, je ne pouvais plus l’inviter chez moi. La distance exacte de notre relation s’est creusée par précaution et refroidie par prudence. Triste réalité : on rejoignait à reculons, l’un et l’autre, une sorte d’indifférence. Ce n’était déjà plus un ami, mais une connaissance. Une lointaine connaissance puis, pendant quelques secondes, une étrangeté, un étranger. Je ne rencontrais pas une personne familière mais expérimentais une méconnaissance douce. On en resta là, reculant prudemment, l’un et l’autre, vers son foyer initial comme si, tous deux, on dézoomait lentement. On est passé du monde de la reconnaissance affective à celui de la reconnaissance faciale puis à l’anonymat.
Mais, même lorsque le sourire tenta la parade et se proposa comme langage du corps, il y eut un souci : je portais un masque. De tout le langage de mon corps il ne me restait plus que les yeux, le regard, ses tons translucides. Qu’arriverait-il alors si nous devions tous porter des lunettes opaques? Si le geste barrière s’étendait à l’oculaire? L’utopie numérique proposera des identifiants, des codes. Mais il sera tellement surréaliste de serrer une main à un numéro…
L’ami, ex-ami, me fit un autre signe de la main puis s’éloigna pour échapper au malaise post-Covid. Il avait vu la même chose que moi : le virus était palpable entre les rayonnages, spongieux avec ses mille tentacules, rebondissant comme un gros ballon couleur chair. L’échelle s’inversait en quelque sorte : le virus devenait de plus en plus visible, et nous devenions de plus en plus invisibles, infinitésimaux
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On est passé du monde de la reconnaissance affective à celui de la reconnaissance faciale puis à l’anonymat.