Le Point

Cinéma – Mythologie du drive-in

Né dans les années 1930 aux États-Unis, ce loisir vintage connaît un regain de gloire depuis le Covid. Retour sur une légende dorée.

- PAR PHILIPPE GUEDJ

Ils ont illuminé l’adolescenc­e de George Lucas, Francis Ford Coppola et Quentin Tarantino. Aux ÉtatsUnis, leur berceau depuis les années 1930, leur puissance culturelle dépasse largement leur simple statut de cousins des salles classiques. Comme Superman, le western ou le Coca-Cola, les drive-in theaters (drive-in pour les intimes) incarnent l’absolue carte postale d’une certaine facette du mythe américain. Celle des bagnoles rutilantes et des flirts insouciant­s, des grands écrans en plein air illuminant une nuit d’été, d’une économie jadis en plein boom et d’une liberté croquée à pleine bouche par une jeunesse écumant les routes au son du rock’n’roll. Les réalisateu­rs ont magnifié ces temples du pop-corn à travers une kyrielle de scènes cultes situées pendant une séance au drive-in : John Travolta rembarré par Olivia Newton John dans Grease (1978). Matt Dillon et ses bad boys perturbant une projection dans Outsiders (1982). James Mason en pleine tension érotique entre Shelley Winters et la jeune Sue Lyon à l’avant d’une voiture, dans Lolita (1962). Ou Brad Pitt et sa miteuse caravane garée près d’un colossal drive-in déserté, dans Once Upon a Time... in Hollywood (2019). On croyait leur dernière séance actée depuis longtemps, jusqu’à ce cruel

… Et aujourd’hui. À Dortmund, en Allemagne, le 17 avril, un « autokino ». En route pour le grand spectacle, mais sortie du véhicule interdite.

cadeau du ciel : le coronaviru­s, ■ face auquel les salles traditionn­elles ont dû provisoire­ment fermer, laissant de nouveau le champ libre aux « cinés-parcs » vintage. Entre les ÉtatsUnis et l’Europe, des centaines de drive-in ont de nouveau poussé comme des champignon­s ou rallumé les projecteur­s, y compris en France.

Bordeaux, Caen, Rennes, Cannes, Marseille… les séances se multiplien­t depuis le printemps et font parking comble. «Le drive-in, c’est le symbole d’une vision fantasmée d’une Amérique en Technicolo­r et d’une nostalgie des Trente Glorieuses – même si la plupart d’entre nous ne les avons pas connues », résume David Lisnard, maire de Cannes où, depuis le 20 mai, plusieurs projection­s ont été organisées par la ville sur un parking au bout de la Croisette, en concertati­on avec les exploitant­s locaux. Un parfum rétro flotte de nouveau sur cette Côte d’Azur qui a vu s’ouvrir le premier drive-in hexagonal en 1967, à La Farlède, près de Toulon, sur un terrain bordant la nationale 97.

Buée sur le pare-brise. Une fascinante archive de l’INA montre le propriétai­re des lieux révéler que l’idée du projet lui est venue non pas des États-Unis mais d’un voyage au Kenya (où, dès 1958, un drive-in est inauguré près de Nairobi). Comme en Amérique, le ciné-parc de La Farlède accueillai­t les spectateur­s arrivés en voiture, garés devant un immense écran blanc et qui se voyaient remettre à l’entrée un hautparleu­r individuel à connecter sur une borne pour diffuser le son du film à l’intérieur du véhicule. Le procédé sera plus tard remplacé par une transmissi­on audio captée par l’autoradio de chaque véhicule – une technique toujours utilisée aujourd’hui. Une seconde archive, datée de 1969, montre un spectateur ravi de l’expérience : « C’est agréable, on est en famille, on peut fumer, on peut parler, on peut commenter le film sans déranger les voisins ! » Un autre relève cependant que « le seul inconvénie­nt sera qu’en hiver, on aura beaucoup de buée sur les pare-brise ». Une poignée d’autres drive-in verront le jour en France, dont celui de Rungis en 1970, avec un écran géant de 600 mètres carrés, qui ne rentrera jamais dans ses frais. «Aller au drive-in, ça nous faisait rêver, bien sûr, se souvient le photograph­e JeanMarie Périer. Nous étions les enfants de l’après-guerre, nos parents en avaient bavé et on voyait cette Amérique en Cinémascop­e avec des gars comme Marlon Brando ou James Dean, qui fut le premier à représente­r pour nous l’adolescenc­e au cinéma et la liberté par la voiture. » C’est en juin 1933, dans une Amérique à peine remise du krach de 1929, que le tout premier brevet de drive-in est officielle­ment déposé, à Pennsauken, New Jersey, par l’industriel Richard M. Hollingshe­ad. Le succès du concept ira de pair avec le boom de l’automobile et de Hollywood. Moins contraigna­nt qu’une salle, plus propice encore au lien social, le drive-in se propage dans les campagnes et banlieues. Mais « le vrai boom a lieu au milieu des années 1950 », nous rappelle Régis Dubois, historien du cinéma et auteur de Drive-in et Grindhouse Cinema : 1950’s1960’s. «L’arrivée à l’adolescenc­e des baby-boomers, l’épanouisse­ment de l’american way of life, le besoin d’émancipati­on des jeunes qui préfèrent aller flirter au drive-in tandis que les parents restent devant la télé… autant de facteurs qui nourriront l’âge d’or du drive-in. »

Dans l’ouvrage collectif Cent Ans d’aller au cinéma (PUR), Michel Etcheverry précise que le spectateur recherche alors moins le visionnage d’un film qu’une expérience de consommati­on. Plusieurs drive-in sont pourvus « d’une cafétéria avec snack-bar ainsi que d’une garderie avec terrain de jeux pour les enfants. […] les exploitant­s proposent aussi bien des laveries automatiqu­es que des minigolfs, voire des piscines. Il se consomme dans les drive-in davantage de pop-corn et de friandises que dans les salles convention­nelles ». Initialeme­nt ciblées, les familles des années 1950 céderont de plus en plus la place aux jeunes venus en bande ou en couple. Au faîte de leur gloire, au milieu des années 1960, les drive-in accaparent jusqu’à 25 % des recettes de l’ensemble des écrans américains. Certains, comme le All-Weather Drive-In Theatre de Copiague (New York), accueillen­t jusqu’à 2 500 voitures.

Série B. Que va-t-on voir au drive-in ? Des films de série B ou Z aux titres magiques, échappant à la censure du toujours très influent code Hayes. « Ce sont des oeuvres fauchées, à destinatio­n des teenagers : beaucoup de films de délinquanc­e juvénile comme The Fast and the Furious (1954), des films d’épouvante comme L’Attaque des crabes géants (1957) et, dans les sixties, des films de bikers comme Les Démons de la violence (1969) ou le mythique Les Anges sauvages, de Roger Corman (1967). » Pape de ce cinéma des sans-grade, Corman lança les carrières de Coppola et Peter Bogdanovic­h avec leurs premiers films, exclusivem­ent programmés en drive-in. Mais l’arrivée des multiplexe­s, suivis des vidéoclubs puis d’Internet à l’orée de l’an 2000 et surtout du streaming va ringardise­r les drive-in qui, de presque 5 000 à leur apogée, sont tombés à environ 300 aux ÉtatsUnis. Avec leur meilleure conformité aux actuelles contrainte­s sanitaires, les drive-in renouent temporaire­ment avec les jours dorés, mais au prix de consignes d’hygiène strictes, dont l’interdicti­on de sortir des voitures. L’ex-symbole de liberté s’est transformé en zone de sécurité. Drôle d’époque. Le Pickwick Drive-In Car de Burbank, où fut tourné Grease, a quant à lui cédé la place à un centre commercial en 1989, après une ultime projection : Indiana Jones et la dernière croisade

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 ??  ?? Émancipati­on. ÉtatsUnis, 1945. Symbole d’une liberté retrouvée, le drive-in fait rêver toute une génération de baby-boomers.
Émancipati­on. ÉtatsUnis, 1945. Symbole d’une liberté retrouvée, le drive-in fait rêver toute une génération de baby-boomers.

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