Le Point

Livre – Chantal Thomas, d’un café l’autre

« Café Vivre », ou la chronique de ces moments qu’on rêve de voir revenir…

- PROPOS RECUEILLIS PAR VALÉRIE MARIN LA MESLÉE

En reparcoura­nt son dernier livre, Chantal Thomas a été prise d’un fou rire : « C’est comme un témoignage de tout ce qu’on pouvait faire avant ! Sauter d’un avion à l’autre, traîner dans les aéroports, aller au cinéma, au musée. » Et au café, donc, cette « fenêtre sur le monde », ce royaume de l’imprévu, qui sert de fil rouge à ce livre. On l’y voit arriver un jour à New York et s’exclamer, en découvrant son cher café Orlin fermé : « Non, ce n’est pas possible. » Hélas si, et au printemps 2020, ce sont tous les cafés du monde, ou presque, qui sont fermés.

Journal de voyage, recueil des chroniques qu’elle a données au journal Sud-Ouest entre 2014 et 2018, avec un vrai talent de nouvellist­e pour la chute, Café Vivre est un florilège de ses univers éclectique­s d’universita­ire et d’écrivaine : le Grand Siècle, Sade, Casanova, mais aussi les voyages, New York, le Japon, sans oublier l’enfance arcachonna­ise, ni son amour de la natation. Décalé du début avril à cette fin mai, il bruisse de sensualité­s et chérit le fugace. C’est l’ode à la liberté qui nous manque tant depuis deux mois, un petit frère voyageur de Paris est une fête, écrit par une Sei Shonagon experte en notes de café et en « choses qui égayent le coeur ». « Chaque matin contient une occasion de départ et une chance d’aventure, émotive, intellectu­elle – la recherche d’une certaine qualité de vibrations. » Et ce livre en offre tant ! Tandis qu’il sort, Chantal Thomas corrige les épreuves d’un livre collectif sur Casanova en anglais, travaille, par téléphone, à un scénario et avance son nouveau roman. Adieu le voyage à Kyoto prévu en ce beau mois de mai, dans la ville où les cafés portent de jolis noms français, à commencer par le si proustien Cattleya. George Steiner voyait dans les cafés l’un des jalons essentiels de la « notion d’Europe », Didier Blonde, plus récemment, invitait à tout y observer dans Cafés, etc., Chantal Thomas en fait un art de vivre dont elle nous parle dans cette interview imaginaire­ment située à la terrasse d’un café, non loin des Buttes-Chaumont, où elle vit (le parc est toujours fermé), sous le ciel d’un bleu d’ailleurs.

Le Point: Après vos «Cafés de la mémoire», voici «Café Vivre», dont le titre réfère à l’écrivain voyageur Nicolas Bouvier: pourquoi lui? Chantal Thomas :

Dans un texte sur le Japon, il parle du « Café Life », où il aimait s’arrêter. De « Café Vie » (qui est très laid ainsi traduit) à « Café Vivre », j’ai écrit ce livre comme une forme d’hommage discret à Nicolas Bouvier, à tout ce temps qu’il a passé à voyager, à prendre des notes, à s’arrêter au café, un mode que j’ai expériment­é en écrivant certaines de ces chroniques pour le journal Sud-Ouest. Celle, notamment, sur les gorges d’Iguazu, écrite au café La Biela de Buenos Aires, que fréquentai­ent Borges et ses amis. J’aime la manière dont Bouvier fait du voyage la vérité de l’existence. Non pas un séjour accidentel ou une évasion par rapport au lieu de notre sédentarit­é, mais le voyage comme notre vraie identité. À un moment, il va même vivre dans un café car il ne sait pas où dormir ! Dans Cafés de la mémoire, j’ai raconté ma jeunesse à travers les cafés ; dans Café Vivre, je saisis différents moments qui ont une intensité particuliè­re, des pauses dont plusieurs ont des cafés pour décor. Par exemple, le café Orlin, où je vais toujours en arrivant à New York. Patti Smith aussi est très présente dans ce livre, elle qui voulait ouvrir un café dans l’East village, et qui a été jusqu’à

louer le local, dans la 10e Avenue… C’est merveilleu­x ! Quand je pense à la couverture de M Train, où on la voit si triste attablée au café, je me dis qu’une femme endeuillée qui sort de chez elle pour aller au café essayer de trouver un peu de gaieté était une chose impensable pendant des siècles. Et, dans certains pays, le reste. Cette dimension de liberté pour les femmes est assez récente, et je crois que beaucoup ne l’ont pas encore intérioris­ée comme possibilit­é pour se divertir, au sens de sortir de soi. Et c’est dommage.

Et quand les cafés sont fermés, comment vivre?

L’absence de vie était énorme dans les rues de Paris pendant la période dont nous sortons. Aujourd’hui encore, la façade fermée d’un café supprime un moment d’existence sociale qui correspond à du temps gratuit, à ce temps perdu qui est essentiel dans la vie. Quand on pense à l’Italie confinée, avant que les cafés rouvrent, à des villes comme Milan sans café le soir… Alors que L’Odeur du café, comme dit Dany Laferrière, fait partie de ce pays. C’est un des écrivains très présents pendant l’écriture de mon livre car, comme beaucoup de gens qui aiment les cafés, il a le sens de l’éphémère et de la fragilité du rapport au monde et du même coup de sa force poétique. Il ressent les cafés comme de petits abris où l’on passe, un repère dans un espace d’exil. Ce qui n’est pas du tout le cas de Sartre et Beauvoir, pour lesquels le café est une configurat­ion solide, à l’image de leur conversati­on. Pour moi, je sens surtout le « temps pour rien » du café. J’aime l’instant où, en entrant, on cherche la bonne place, et ce jeu si émouvant entre l’espace public et le petit resserreme­nt sur soi qu’on va y dessiner. Comment on transporte son atmosphère intime dans un espace ouvert, c’est ce qui fait qu’on respire mieux dans les cafés.

« Petite, j’imaginais le café comme le lieu de la parole vive. Dans ma famille, les femmes n’allaient pas au café, mais, curieuseme­nt, j’ai toujours pensé que, comme mon grand-père, j’irais d’un café à l’autre, moi aussi. »

Dès l’enfance les cafés vous faisaient rêver, qu’est-ce qui y attirait tant la préadolesc­ente de cette fin des années 1950?

J’ai entendu parler des cafés par mon grand-père, qui fréquentai­t à Arcachon le Café Repetto, où je vais toujours dès que j’arrive en ville. Petite, j’imaginais le café comme le lieu de la parole vive. Dans ma famille, les femmes n’allaient pas au café, mais, curieuseme­nt, j’ai toujours pensé que, comme mon grand-père, j’irais d’un café à l’autre moi aussi ; plus tard, l’idée a été confortée par ma lecture des Mémoires d’une jeune fille rangée, de Simone de Beauvoir, que c’était le lieu où les concepts philosophi­ques s’incarnaien­t. Étudiante, je l’ai vécu. Il me semblait que là était le vrai espace du dialogue. J’ai beaucoup imaginé le temps des cafés avant d’y aller, et n’ai pas été déçue. Surtout pas quand j’ai vu, à La Coupole, Beauvoir l’attendant et Sartre arrivant. C’était très beau de voir le mythe jusqu’au bout incarné. Auparavant, à Bordeaux, je suis allée chaque jour au café Le New York. Avant de m’envoler, des années plus tard, pour ce qui est devenu ma seconde ville après Paris. Certains cafés portent le voyage en eux. Et l’on ne peut qu’y rêver en ce moment, tant ces espaces nous manquent aujourd’hui. Paris, ville de cafés, ville de la nuit, tout ce que nous avons depuis peu perdu…

Est-ce un espace d’écriture? Comme pour Nathalie Sarraute ?

En relisant Enfance, j’ai été frappée par la descriptio­n de sa chambre d’enfant comme un espace quadrillé – j’imagine qu’elle en a reconstitu­é la clôture protectric­e en ritualisan­t l’écriture chaque matin, dans le même café. Moi, je ne vais pas du tout au café comme ça. Je n’ai pas d’heure fixe, j’y vais pour y prendre un verre en fin de journée, avec un carnet ou un livre à feuilleter. Quand j’étais en Arizona, à l’heure du coucher de soleil, si je me mettais à penser aux cafés de Paris à 6 heures du soir ça me donnait une envie incroyable d’y être. Ce moment est un rebond dans la journée, que j’adore spécifique­ment. Le café est une fenêtre sur le monde. Il est lié pour moi au bonheur d’explorer une ville, j’aime ce moment, dans une ville étrangère, où il vous fait signe, vous donne un coup de joie. Tout est en corrélatio­n. Sortir d’un cinéma où j’ai vu Café Society, de Woody Allen, pour entrer au Fumoir. Aller au Rostand, lié au plaisir de se promener

au parc du Luxembourg, à côté. La beauté d’un ■ café, c’est aussi la proximité qu’il porte avec lui, tout le romanesque du Nemours, situé près de l’appartemen­t de Colette, au Palais-Royal, ouvre une sphère de rêverie. La Closerie des lilas, le café, reste la closerie de Hemingway… Les cafés portent une histoire qui se tisse avec votre histoire personnell­e. Les rendez-vous amoureux ou amicaux sont aussi des rendez-vous avec des écrivains que le café réactive. Tout le temps où j’étais confinée, j’ai senti à quel point j’aimais Paris, ce fantôme que je voulais tant voir se réincarner.

Dans «Cafés de la mémoire», vous décriviez aussi des faces plus sombres: à l’opposé de «Café Vivre», le «Café de la mort»…

Je me souviens en particulie­r du café de la mère Venet, à Montmartre, où j’allais nuit après nuit avec quelqu’un qui était en train de sombrer, c’est l’aspect de perdition des cafés. Bien sûr, le Café Vivre peut devenir le Café Mourir si l’on pousse loin, trop loin, le désir exacerbé de la vie. Dans East Village Blues, je cite Kerouac se demandant « pourquoi est-ce que se sentir vivant ne vous donne pas plus souvent envie de pleurer de joie ? ». C’est une phrase obsédante, qui faisait partie de sa fureur de se détruire. Café Vivre est centré sur tout ce qui donne un frémisseme­nt, un élan, au contraire de ce qui enferme dans une tour d’ivoire, quelle qu’elle soit. Mais l’ouverture sur une errance infinie peut mener comme chez Baudelaire à tous les moyens de destructio­n que sont l’alcool, la drogue… Duras dit des choses passionnan­tes sur le fait de s’enivrer dans les bars, de parler sans arrêt, de se sentir un génie. Et puis il y a le réveil…

Qu’est-ce qui peut remplacer la fréquentat­ion des cafés?

C’est irremplaça­ble ! Aucun SMS, aucun apéro Skype en tout cas ! Cette tonalité émotive, ce rapport à la joie, à un certain dynamisme est une perte absolue. Il y a ceux qui sont frustrés de leur rituel, mais plus encore, et c’est mon cas, de cette dimension de l’imprévu, vitale pour moi. C’est le sens de Café Vivre… Et que cet imprévu ne soit pas menaçant, mortifère, parce qu’en ce moment c’est plutôt le cas. Je me réjouis de savoir que les cafés rouvriront, mais je ne crois pas que je m’abandonner­ai à une joie entière. C’est un peu comme aller nager en sachant qu’il y a des méduses. On y va, mais l’insoucianc­e, la légèreté ne sont pas là. Ce virus est bien pire que les méduses !

Votre livre rend aussi hommage à la lecture.

Oui, et comment elle sauve. Thomas Bernhard a écrit : « Je m’avançais dans le monde, un livre à la main. » Aller dans les cafés un livre à la main : les deux vont ensemble. Lire est un acte intellectu­el et sensuel qui démultipli­e notre horizon. On est à la fois ici et très loin, ou dans une mentalité qui nous était étrangère et devient nôtre, c’est une des magies les plus fortes qui nous soient offertes. Et le café est propice à ces aventures invisibles

Café Vivre, de Chantal Thomas (Seuil, 208 p., 17 €).

Cafés de la mémoire (Points).

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Liberté. Chantal Thomas, Café de la place, place Garibaldi, à Nice.
 ??  ?? Parisien. Le Rostand, « lié au bonheur de se promener au Luxembourg ».
Parisien. Le Rostand, « lié au bonheur de se promener au Luxembourg ».
 ??  ?? Voyageur. La Biela, à Buenos Aires, en Argentine, café apprécié de Borges.
Voyageur. La Biela, à Buenos Aires, en Argentine, café apprécié de Borges.
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Proustien. Le café Cattleya, à Kyoto, au Japon.
 ??  ?? Favori. Le Café Orlin, à New York, lieu d’élection de Chantal Thomas.
Favori. Le Café Orlin, à New York, lieu d’élection de Chantal Thomas.

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