Taisez-vous, Juliette Binoche !
À l’instar de nombreuses vedettes, l’actrice s’est muée en VRP d’infox. La visibilité sociale devrait impliquer une éthique de responsabilité.
«Taisez-vous ! » Cette injonction restera durablement attachée à la figure d’un Alain Finkielkraut, à bout de nerfs, sommant de se taire l’un de ses contradicteurs lors d’une émission de télévision. Ces derniers temps, j’ai eu envie de la lui emprunter pour m’adresser à quelques stars du cinéma, du sport ou de la chanson qui ont cru bon de nous donner leur point de vue sur la crise pandémique que nous traversons.
On aurait peut-être dû le leur demander dès le mois de mars, lorsque l’actrice Michèle Laroque a donné ses conseils pour lutter contre le Covid-19 en invoquant les bienfaits des huiles essentielles. Qui sait ? Peut-être aurait-on pu éviter que notre gloire oscarisée, Juliette Binoche, fasse son coming out conspirationniste en affirmant, sur les réseaux sociaux : « Mettre une puce sous-cutanée pour tous : c’est NON. NON aux opérations de Bill Gates, NON à la 5G. » Une belle synthèse de plusieurs théories conspirationnistes et antivaccins en quelques signes seulement.
Peut-être aussi le footballeur Vikash Dhorasoo se serait-il abstenu de proposer son incompétente interprétation de données sur la maladie remettant en cause le confinement sur Twitter. La réponse que cet ancien international a faite au journaliste de France Télévisions Julien Pain, qui lui démontrait qu’il se trompait, est d’ailleurs saisissante et révélatrice d’une période où certains croient que tout est affaire d’opinion. Face à l’argumentation du journaliste, le footballeur ne se démonta pas et affirma tout simplement que pour lui ces données fonctionnaient et que c’était son droit.
C’était en effet son droit, mais qu’en est-il de son devoir ? En réalité, personne ne demande à ces vedettes d’être plus intelligentes que les autres. En revanche, leur visibilité sociale devrait impliquer une éthique de responsabilité. À défaut d’être plus avisées que les autres, elles pourraient être plus silencieuses, en particulier sur les sujets qu’elles ne maîtrisent pas.
Le monde numérique a offert l’opportunité à chacun d’éditorialiser le monde, mais nous ne sommes pas tous devenus égaux pour autant. Certains bénéficient d’un capital de visibilité sociale – des centaines de milliers de followers pour Binoche, par exemple – qui assure à ceux qui s’en servent inconséquemment une promotion inespérée d’idées douteuses.
La visibilité sociale confère un pouvoir à la fois réel et sous-estimé. Comme l’ont rappelé Patricia Loughlan, Barbara McDonald et Robert Van Krieken dans leur livre Celebrity and the Law (2010, non traduit), plusieurs études ont montré qu’une vedette était le meilleur atout dont on peut disposer pour s’assurer qu’un spot publicitaire sera mieux mémorisé et son message mieux accepté. Il ne s’agit certes pas de vendre des voitures ici, mais des idées.
Il demeure que, lorsqu’une personnalité à fort capital de visibilité devient le VRP d’infox, elle prend le risque de provoquer des conséquences qu’elle devrait prendre en compte. Lorsque je dis : « Taisez-vous », je n’ai pas en tête d’enfreindre leur liberté d’expression par quelque autre moyen que leur sens des responsabilités. On a beaucoup théorisé les inégalités sociales en observant les différences de capital économique ou culturel, mais, à part quelques sociologues qui ont défriché ce terrain – on pense en France à Nathalie Heinich ou à Guillaume Erner –, on n’a pas encore bien vu quelles sont les conséquences des asymétries de visibilité que permettent aujourd’hui d’approcher la métrique des réseaux sociaux. Malgré tout, rien ne nous empêche de rappeler à tous cette maxime : un grand pouvoir implique de grandes responsabilités
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Sociologue. Dernier ouvrage paru : Déchéance de rationalité (Grasset).
À défaut d’être plus avisées que les autres, les stars pourraient être plus silencieuses, en particulier sur les sujets qu’elles ne maîtrisent pas.