Charles de Gaulle et ses contradictions
Chef des armées sous la Ve République, il ne tolérera d’aucun militaire un dixième des libertés qu’il s’était octroyées dans les années 1930. Cette capacité de s’abstraire des schémas d’autorité dont il se veut, en revanche, le garant quand il est lui-même en haut de la pyramide hiérarchique l’aidera à s’affranchir de toutes les règles et tous les principes militaires lorsqu’il décollera le 17 juin 1940 pour Londres. C’est avec une identique liberté de comportement qu’il profitera de l’espace politique ouvert par les événements du 13 mai 1958, et dont il fera le levier d’un authentique « pronunciamiento » pour s’emparer du pouvoir, fût-ce au prix d’un respect tatillon et artificiel des usages institutionnels. La hiérarchie militaire lui paraîtra, de la même manière, pouvoir être bafouée lorsqu’il ordonnera au général Leclerc, pourtant soumis à l’autorité de l’état-major allié, en novembre 1944, de libérer Strasbourg. Le goût pour la hiérarchie s’arrête lorsqu’elle va à rebours du dessein du Général. Il s’identifie tellement à son projet qu’il s’autorise, en son nom, toutes les libertés.
Et une fois de plus, la contradiction entre l’homme d’ordre et le libertaire ne conduit pas, comme il pourrait sembler logique chez un individu ordinaire, à la procrastination, mais au contraire à une absolue capacité d’action : c’est elle qui lui permet de jouer sur ce double clavier, en fonction de ses propres objectifs.
Contradiction que seuls deux mots anglais savent traduire : « policy » et « politics », c’est-à-dire la grande politique, les desseins les plus élevés d’un côté ; la cuisine politicienne avec ses petitesses et ses manipulations de l’autre. La légende fait de De Gaulle l’homme de la « policy » au sens le plus élevé : la libération du pays, l’affirmation de son indépendance, la certitude de la grandeur, l’ambition de la reconstruction en 1945 et du redressement en 1958, la volonté de jouer dans la cour des vainqueurs à la fin de la guerre et dans le directoire des Grands après 1958 […]. Perché dans les cimes, le Général semble aussi éloigné des contingences politiciennes qu’il le prétend. Son mépris des partis politiques est abyssal […].
La politique ayant ses contraintes, il prétend ne pas vouloir en 1958 de parti gaulliste mais laisse ses épigones en constituer un, qui lui servira de garde prétorienne. Comme toujours, quand le pays
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passe d’un « ancien monde » à un « nouveau ■ monde », il est de bon ton de faire semblant de tout changer, en 1958 comme en 2017. Mais les règles de la politique demeurent et de Gaulle s’en accommode, dès lors qu’après avoir joué contre lui elles fonctionnent en sa faveur.
Valéry Giscard d’Estaing, l’Européen
C’est en matière européenne que, dégagé de toutes ces entraves, il va donner sa pleine mesure. Le moteur en est son alliance avec Helmut Schmidt. Ce sera la vraie naissance du couple franco-allemand. […] Giscard et Schmidt partagent la même philosophie: si essentielle soit-elle, la Commission n’a pas la force politique pour gouverner seule l’Europe ; […] il faut avancer de façon pragmatique à la fois sur les terrains politique et économique. D’où la création du Conseil européen, en surplomb de la Commission […]. L’élection du Parlement européen au suffrage universel est, aux yeux de beaucoup de nos partenaires fédéralistes, le contrepoint de l’instauration d’un Conseil européen qu’ils acceptent avec réticence, car il fleure trop à leurs yeux l’« Europe des nations » à la française. Moins moteur sur ce terrain-là, Giscard l’accepte néanmoins, nonobstant les cris d’orfraie des intégristes gaullistes. Il retourne habilement sa concession à l’avantage de la France, en mettant en avant la candidature de Simone Veil à la présidence de l’institution, convaincu que Helmut Schmidt ne peut refuser le symbole – une ancienne déportée à Auschwitz à la tête de la seule institution européenne issue d’un vote populaire. Giscard est en effet très subtil dans son maniement des enjeux européens : leur mélange de complexité et de symbolique colle parfaitement à sa forme d’intelligence et à son type de sens politique. […]
La séquence européenne en dit long à propos de Giscard : dégagé de pressions politiques nationales ou du moins en état de les gérer, il ne lâche jamais son objectif de long terme mais sait louvoyer pour l’atteindre. Chez cet homme dont l’apparente froideur se double d’une extrême émotivité, le côté Montaigne et La Boétie – « parce que c’était lui, parce que c’était moi » – de sa relation avec Helmut Schmidt est essentiel.
François Mitterrand, le Roi-Soleil
Comme tant d’autres, j’ai ressenti vis-à-vis de lui le spectre complet des sentiments. La colère, quand je me remémore cette comparaison ahurissante : interrogé dans ses Mémoires oraux par Georges-Marc Benamou sur Bousquet, il explique que celui-ci se situait au confluent des affaires, des médias et de la politique et ajoute : « C’était l’Alain Minc de l’époque. » Comparer le secrétaire général de la police de Vichy, responsable de la rafle du Vél’d’Hiv, à un juif dont les parents ont échappé à ladite rafle coupe le souffle. C’est une manifestation d’absolue perversité, au mieux, ou la manifestation d’un vieil antisémitisme qui rôdait au fond de son âme, au pire. Ce Mitterrand-là, je le déteste. […] Mitterrand se comportait en roi avant de le devenir; il ne pouvait que se conduire en Roi-Soleil une fois au firmament du pouvoir. Voir des esprits supérieurs se comporter en courtisans est toujours un choc, et Mitterrand, qui jouissait devant cet aplatissement d’hommes éminents, distribuait ses faveurs comme s’il traversait la galerie des Glaces […].
Comme tous les individus convaincus que la vie se joue avec plusieurs clefs, il croyait aux manoeuvres souterraines – il en avait, il est vrai, mené beaucoup – et il en imaginait de multiples à l’oeuvre contre lui. Les juifs et les catholiques donc, les protestants aussi bien sûr, les grands capitalistes naturellement, les possédants de toutes espèces. N’échappait à sa vindicte que le plus opaque pourtant des réseaux, la franc-maçonnerie, car, sans en être, il l’avait enrégimentée à son service.
Mais cet homme, toujours sur son quant-à-soi, pouvait soudainement abaisser ses défenses protectrices : ainsi l’ai-je vu céder aux approches de Pierre Bergé, lorsque celui-ci lui déclama en public des vers d’un poète charentais qu’ils étaient les seuls à connaître.
Nicolas Sarkozy, l’entrepreneur
Cet homme est moins un homme politique classique qu’un entrepreneur en politique. De là son respect pour les grands entrepreneurs et parallèlement son désintérêt pour les manageurs, fussent-ils les meilleurs. L’ADN d’un entrepreneur dans la vie économique se manifeste par l’intuition et non la rationalité brute, par la vista, le coup d’oeil et une incroyable rapidité pour juger les situations, sentir les circonstances et, s’il le faut, changer brutalement de pied. Ce sont, au-delà des différences de personnalités, des traits communs aux Arnault, Pinault, Bolloré et consorts. Sarkozy est, mutatis mutandis, leur décalque dans le champ politique. Rien de commun avec les calculs, les avancées, les alliances qui fondent le métier politique classique. […]
Je me souviens de Sarkozy disant devant moi […] à un ami entrepreneur parti de rien et devenu une vraie légende: «Quelque chose nous lie, toi et moi, à vie: nous sommes des “bâtards”. » Propos incroyablement surréaliste en ce lieu et entre ces deux hommes qui avaient réussi leur vie. Et lorsque j’interrompis Sarkozy pour lui dire : « Avec moi, le fils d’immigrés, cela fait trois bâtards », il me rétorqua : « Non, toi, tu es major de l’ENA, tu es duc et pair de France. »
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« Voir des esprits supérieurs se comporter en courtisans est toujours un choc, et Mitterrand distribuait ses faveurs comme s’il traversait la galerie des Glaces. »