Édouard Carmignac : « On va vers un monde plus ouvert »
Pour le président-fondateur de la société de gestion Carmignac, seuls les groupes qui accompagneront la bascule du monde s’en sortiront.
Le Point : En quoi cette crise est-elle différente des précédentes?
Édouard Carmignac: C’est un moteur d’accélération de l’Histoire. La crise nous a fait basculer dans un autre monde : il aura fallu huit ans pour que la part des ventes en ligne aux États-Unis passe de 5 à 15 %, trois semaines de confinement pour qu’elles fassent un bond de 10 %. Même chose pour le télétravail, la santé...
La France en sortira-t-elle plus forte?
Je crains que l’interventionnisme de l’État, qui s’est fortement accru ces dernières semaines, ne perdure, voire ne s’accroisse, que l’économie française ne perde encore en agilité, que la volonté de ré-internaliser des pans entiers de notre industrie n’affaiblisse nos entreprises en leur faisant perdre en compétitivité et qu’enfin la vague de télétravail ne se retourne contre l’emploi en France, car elle démontre que l’on peut travailler avec des personnes situées dans des endroits du globe où le coût du travail est moindre. Contrairement à ce que beaucoup pensent, on s’oriente inexorablement vers un monde plus ouvert qui profitera à la Chine. Elle a montré qu’elle s’en était sortie par elle-même grâce à son organisation, certes dirigiste mais efficace, à son système de soins performant et qu’elle disposait d’un appareil de production lui permettant de fournir au monde, masques, médicaments… Ce n’est pas parce que nous avons raté le traitement de la pandémie que nous devons diaboliser la Chine.
Vous êtes coutumier de «lettres ouvertes au président». Que demandez-vous à Macron?
D’éviter le repli sur soi, de ne pas bureaucratiser davantage l’économie, ni de trop renforcer les services publics alors qu’il faut au contraire libérer les entreprises, accélérer l’empreinte technologique dans l’industrie.
Votre gestion surperforme toujours en période de crise, en baissant moins que les autres. Est-ce que cela a été le cas en mars?
Oui, et c’est aussi le cas depuis janvier. Notre objectif depuis la création de la société de gestion est de limiter les risques de baisse tout en faisant participer nos clients aux mouvements haussiers. Cela fut notamment le cas en 2008. En février, dès que nous avons vu que l’épidémie gagnait l’Italie et qu’elle pouvait s’étendre à l’Europe et aux États-Unis, nous avons mis en place des protections que nous avons gardées jusqu’à fin mars, puis réduites. Aujourd’hui, nos fonds sont positifs ou presque à l’équilibre.
Au prix d’une sousperformance les années passées?
Il est vrai que, de 2008 à 2017, nous avons sans doute été trop prudents. 2919 fut une bonne année, et la crise épidémique confirme la pertinence de notre stratégie d’investissement. Une part importante de notre portefeuille est axée sur la technologie et sur la santé. Par ailleurs, nous sommes très investis sur l’Asie, et la Chine en particulier, c’est une de nos spécificités. Enfin, nous avons consacré une bonne part de nos portefeuilles aux valeurs aurifères au fur et à mesure que les banques centrales augmentaient leurs injections de liquidités et que les États creusaient leur déficit.
L’importance et la rapidité du rebond depuis avril vous inquiètent-t-elles?
Non, si elles concernent les gagnants de la crise. D’où l’importance d’avoir un gérant actif. La gestion indicielle est moins chère mais elle a montré ses limites en prenant le risque de marché de plein fouet. Le gérant auquel il faut confier son patrimoine est celui qui saura identifier les défis et les gagnants de demain. Ce ne sera pas ceux d’hier, il faut en avoir conscience. Côté obligations, le scénario d’un taux zéro universel, accompagné d’une dévalorisation des signatures d’État et des monnaies que nous annoncions il y a exactement un an, se réalise précipitamment. Dès lors, la priorité de la gestion obligataire n’est plus celle de la gestion des taux mais plutôt celle des risques de crédit, tant publics que privés. De même, il faut craindre un retournement du marché immobilier et un retour de bâton sur certains segments du private equity, dont les valorisations se sont envolées. Les sociétés non cotées très endettées vont avoir plus de difficultés pour faire face à leurs échéances et se refinancer auprès des banques.
« VOULOIR RÉ-INTERNALISER DES PANS DE NOTRE INDUSTRIE RISQUE D’AFFAIBLIR NOS ENTREPRISES EN LEUR FAISANT PERDRE EN COMPÉTITIVITÉ. »
Le marché fera-t-il la distinction si le pays plonge dans une crise économique aussi profonde qu’en 1929?
Le coût de la crise est colossal : 10 % de PIB. Quand on sait que le taux de croissance de l’économie française est en moyenne de 1,25 %, cela signifie qu’il faudra de cinq à six ans pour retrouver le niveau d’activité de 2019. Dans quelques semaines, on se demandera probablement si l’on n’est pas allé trop loin dans le respect du principe de précaution. Si, au-delà de son coût financier, la paranoïa collective créée n’aura pas dégradé significativement la compétitivité et le marché du travail français ■