Le Point

Avec Memmi, contre l’oubli,

Hommage à Albert Memmi, dont le courageux « Portrait du décolonisé » est passé sous silence au Sud.

- par Kamel Daoud

Albert Memmi est mort. Et avec lui un style particulie­r, un extraordin­aire exercice de la lucidité, une mémoire du Maghreb, de la France, de la judaïté maghrébine. À la perte, certains ajoutèrent cependant l’hommage biaisé. Toute une semaine, pour le chroniqueu­r, à lire ce qu’on pensait de cet homme et de ses engagement­s, rappelant qu’il avait été le peintre véritable du colonisé et du colonisate­ur, creusant jusqu’à la douleur les apparences de son époque et les malheurs d’un siècle mal soldé. Mais de Memmi, on ne retint, sur sa tombe fraîche, que ce qui arrange souvent des certitudes (et c’est un droit, mais un droit biaisé) et plaide pour une nostalgie de militants inaptes au présent. Ses écrits furent convoqués pour refaire des procès, rappeler une culpabilit­é et plaider un recours en cassation pour un tribunal universel de l’Occident.

Ce qui choquera, c’est la pratique décomplexé­e de l’hommage sélectif. De l’immense courage de cet homme, beaucoup ont voulu expurger sa bibliograp­hie de ses textes les plus récents. Là où, conséquent et admirable, il continua à dessiner l’autre portrait postdécolo­nisation, les impasses du « Sud », les compromiss­ions des élites locales, et leurs lâchetés. Son Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres a été presque passé sous silence. Mal accueilli à sa parution en 2004, «oublié» à la mort de l’auteur. « Rarement j’ai eu aussi peu envie d’écrire un livre, à cause du sentiment pénible que mon propos risquait d’être inaudible ou perverti », lance-t-il dans sa présentati­on. Ajoutant qu’il « était urgent que les ex-colonisés entendent une autre voix que celles de leur faux amis ». Et il avait encore raison.

Quand on vient au monde dans le Sud, longtemps après les indépendan­ces, on lit cet ouvrage comme une consolatio­n mais aussi comme un encouragem­ent. À quoi ? À l’exercice et au droit de lucidité sur soi et les siens. Le portrait des décolonisé­s plongés dans l’impasse et le narcissism­e est dur, vrai, au scalpel du refus de compromiss­ions affectives. On y retrouve l’archéologi­e des impostures commodes du « tout est la faute de la colonisati­on », le catalogue de nos alibis sociaux et politiques au « Sud », cette loi dure à vivre du double langage et de la censure communauta­ire, la collection de nos mythes et les portraits de nos gourous devenus égotistes et dictateurs. On comprend que l’ouvrage ait été oublié à l’inventaire comme à l’hommage. Car il est d’usage qu’une cosmogonie manichéenn­e, au « Sud », cultive à l’outrance l’idée d’un Occident coupable total et d’un « Sud » décolonisé mais éternellem­ent victime dispensée. Le victimaire ne lira alors Memmi qu’à moitié. Et ne lui rendra hommage que selon ses besoins propres. Et c’est déjà la preuve de ce grand échec à sortir de cette vision et à assumer sa part du mort et du vivant. Comment allons-nous, en effet, avancer quand on ne peut même par reconnaîtr­e à Memmi son droit de regard entier et le lire comme un « ami » plutôt que de l’oublier (à moitié) comme un homme qui a bien commencé et qui aurait mal fini ?

« En rédigeant ce portrait du décolonisé, je crains de déplaire à tout le monde », écrivit-il déjà, ajoutant, audacieux, qu’il faut dénoncer la culpabilit­é postcoloni­ale démagogiqu­e autant que la complaisan­ce avec soi-même du victimaire. « Aider les décolonisé­s, ce n’est pas seulement avoir pour eux quelque précaution­neuse compassion, c’est se dire et leur dire la vérité, parce qu’on les considère comme dignes de l’entendre. » Il faut déjà un immense courage pour oser cette évidence et il faut de l’indifféren­ce aux inquisitio­ns pour défendre le discerneme­nt comme ultime clairvoyan­ce. Le chroniqueu­r y voit ce qui gardera longtemps Memmi vivant. Et tôt ou tard, on lira les derniers écrits de Memmi dans la douleur qu’il faut pour prétendre enfin naître à la responsabi­lité. Sinon, ces fameuses indépendan­ces seront notre Méduse qui fige nos périples dans la pierre.

La lucidité est l’exercice le plus proche de la trahison. C’est ainsi que les victimaire­s paraphrase­nt René Char. D’où ce silence sur l’autre Memmi

On le lit comme une consolatio­n, un encouragem­ent. À l’exercice et au droit de lucidité sur soi et les siens.

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