Patrice Spinosi : « L’État s’est comporté comme un surveillant de cour d’école »
L’avocat analyse les raisons d’une exception française qui a multiplié les textes répressifs. Il met aussi en garde les citoyens, qui ont troqué la liberté pour la sécurité, contre une accoutumance.
Avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, Patrice Spinosi a été, depuis le début du confinement, en première ligne sur de nombreux dossiers : usage des drones, prolongation automatique des détentions, pouvoirs accrus des maires, suspension de l’enregistrement des demandeurs d’asile, port du masque obligatoire… Celui qui a obtenu plusieurs condamnations de la France par la Cour européenne des droits de l’homme dans le domaine des libertés décrit ici les tendances lourdes du droit qui s’affrontent depuis mars, un droit des citoyens inspiré de la tradition anglo-saxonne face au droit français d’un État centralisé et autoritaire.
Le Point : Que vous inspire le chiffre de 21 millions de contrôles par les forces de l’ordre durant le confinement ?
Patrice Spinosi : Vingt et un millions, cela fait plus d’un Français sur quatre ! Ce chiffre est considérable. Il illustre à lui seul la façon dont l’État français a prétendu gérer la crise sanitaire du Covid-19. Plutôt que d’établir un rapport de confiance responsable à l’égard des citoyens, le gouvernement a préféré instaurer un climat latent de défiance, en ayant recours à des mécanismes de surveillance répressifs. Était-ce nécessaire ? On peut en douter. Il faut arrêter avec l’image d’Épinal des Français, Gaulois, rebelles et indisciplinés. Nous valons mieux que cela ! Face à l’épidémie, chacun d’entre nous était parfaitement conscient des risques pour lui-même et ses proches. Le recours massif au « flicage » n’a fait que tendre inutilement le rapport entre gouvernants et gouvernés. Plutôt que de rassurer les citoyens en les informant, l’État s’est comporté comme un surveillant de cour d’école, distribuant les bons points et les punitions. Cette démarche infantilisante que chacun dénonce entame la confiance de nos concitoyens à l’égard de l’autorité de l’État. Comment expliquer cette logique répressive dont la France s’est fait une spécialité ?
Il n’y a rien de nouveau. De la monarchie à la République en
passant par l’Empire et la Révolution, la loi a toujours servi à garantir l’obéissance des Français aux exigences d’un pouvoir autoritaire et centralisé. C’est en considération de cette « exception française » qu’il faut apprécier notre histoire la plus récente. Face à la menace, qu’elle soit extérieure (terrorisme) ou intérieure (Gilets jaunes, crise des retraites), le réflexe pavlovien de l’État est d’utiliser la loi à des fins répressives. On ne change pas si facilement mille ans d’histoire. Ces dernières décennies, les citoyens ont obtenu de nombreux droits. L’État ne cherche-t-il pas à infléchir la tendance ?
Il est vrai que les libertés individuelles reconnues aux citoyens se sont largement développées. La révision constitutionnelle de 2008 instaurant la question prioritaire de constitutionnalité, qui permet à n’importe quel justiciable d’obtenir l’abrogation d’une loi pourtant votée par le Parlement, en est une illustration éloquente. Mais ce rapport au droit des libertés n’est pas naturellement le nôtre. Nous l’avons importé de la culture anglo-saxonne et du système de la « common law ». Les libertés n’y sont pas garanties par la loi mais par les juges, qui ont pour mission première de protéger les justiciables contre les atteintes de l’État. C’est un système beaucoup plus libéral. Le droit n’y est pas seulement un outil aux mains des gouvernants pour asseoir leur autorité mais aussi une arme donnée aux gouvernés pour garantir, sous le contrôle du juge, l’exercice de leurs libertés fondamentales. Or, depuis la seconde moitié du XXe siècle, on assiste au glissement d’un modèle vers l’autre. Comment s’est opérée cette greffe « anglo-saxonne » ?
Après la guerre, avec la mondialisation, se sont développés des outils juridiques supranationaux, comme la Convention européenne des droits de l’homme, lesquels sont d’inspiration anglo-saxonne. Droit au procès équitable, droit à la vie privée, interdiction des discriminations, toutes nos libertés fondamentales, revisitées par la « common law », se sont ancrées dans le droit français.
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Ce sont donc deux logiques qui s’affrontent…
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Oui, la crise du Covid-19 a mis en exergue cette tension entre deux modèles de gouvernement. D’un côté, un modèle ancien, conservateur, revendiqué par l’État qui cherche à prendre en main les citoyens par l’outil de la loi. De l’autre, un modèle émergent, plus contemporain, où ces mêmes citoyens contestent la légitimité de la loi lorsque cette contrainte ne leur semble plus en adéquation avec le respect de leurs libertés individuelles.
Comment en est-on venu à pondre des règles aussi merveilleusement précises que l’interdiction de s’arrêter sur une plage tout en pouvant y faire du sport ou la limite des 100 kilomètres, nouveau mètre étalon de nos contraintes ?
L’impréparation du gouvernement à la crise du coronavirus a amené le pouvoir politique à mettre tout le monde sur la brèche. Les cabinets des préfets et des ministères ont été pressés de trouver des solutions pour mieux garantir le respect des règles du confinement. Il n’en fallait pas plus. Toutes les idées étaient bonnes à prendre. Le vétillisme absurde auquel vous faites référence n’est que la conséquence logique de la déconnexion entre la production normative et la responsabilité politique. Quand celui qui propose une règle n’en est pas responsable devant ceux qui devront l’appliquer, il y a un risque de déconnexion avec le réel. C’est ce qui est arrivé.
Quels sont les droits principaux qui ont été bafoués depuis le mois de mars ?
La liberté d’aller et venir, bien sûr, a été la première malmenée. La France entière a été confinée, surveillée, sanctionnée. Certes, cela a été fait avec l’objectif de garantir la santé des citoyens, mais tout de même, quelle méthode ! Le délit de réitération (trois fois) du non-respect du confinement, créé exprès à cette fin, illustre parfaitement la dérive du gouvernement dans l’utilisation du droit. Pourquoi créer un nouveau délit ? Pourquoi encore du droit ? Le texte a été très mal rédigé, bricolé dans l’urgence parlementaire, avec une logique de surenchère répressive. Le Conseil constitutionnel vient d’en être saisi, mais sa décision arrivera trop tard, le mal est déjà fait. Ce n’est pas tout. Pour la première fois dans notre pays, les détentions provisoires ont été reconduites automatiquement sur le fondement d’une ordonnance pénale sans qu’intervienne le contrôle d’un juge. Du jamais-vu ! De nombreuses actions ont aussi été engagées en vain devant le Conseil d’État, le plus souvent pour obtenir des autorités plus de moyens de protection, qu’il s’agisse de masques ou de gel. Notre droit s’est opportunément adapté au manque de moyens de l’administration. On pouvait espérer que le juge administratif, garant des libertés fondamentales, pousse un peu plus le gouvernement dans ses retranchements.
Au-delà de la surveillance généralisée, le danger n’est-il pas l’accoutumance à l’état d’urgence ?
C’est évidemment la principale menace. L’expérience a montré que notre droit commun sort difficilement indemne d’une période d’état d’urgence. Après celui contre le terrorisme, nous avons conservé, sous une forme à peine aménagée, les perquisitions administratives ou les assignations à résidence. Le risque est grand d’utiliser l’état d’urgence sanitaire comme un laboratoire de contrôle et de surveillance des citoyens. L’application StopCovid pourrait permettre de poser les jalons d’un contrôle de leurs déplacements. De même, le gouvernement a voulu faire usage de drones dans l’espace public ou de caméras dans les transports en commun pour vérifier le respect des règles qu’il édictait. Le citoyen s’habitue de plus en plus à être surveillé. Il devient moins vigilant. Le risque de dérive est réel. Il est nécessaire que les gouvernés puissent avoir confiance en leurs gouvernants.
Le juridique n’est-il pas justement le dernier domaine où les citoyens font vraiment confiance à leurs gouvernants ?
Si le lien de confiance entre gouvernés et gouvernants est rompu, la démocratie est dans un danger considérable. De Hobbes à Rousseau, c’est le fondement même du contrat social. L’acceptation de l’obéissance se fait en échange de la garantie de la sécurité et de la conviction que les gouvernants agissent pour le bien des gouvernés.
Mais beaucoup de citoyens ont été choqués par l’interprétation floue et abusive des nouvelles normes par les forces de l’ordre, ce qui sape cette confiance…
Ajouter du droit au droit n’est jamais bon. « Il ne faut toucher aux lois que d’une main tremblante », prévenait Montesquieu. La trop grande marge d’interprétation laissée aux forces de l’ordre démontre que ces nouvelles normes étaient mal rédigées, voire inutiles. D’où le sentiment d’injustice généralisé face à leur application. Il n’y a rien de pire.
Cette accoutumance du citoyen à des atteintes à ses libertés n’est-elle pas contradictoire avec ce que vous évoquiez, l’essor de ses droits ?
Non, car il s’est opéré un autre glissement majeur : l’acceptation par les citoyens de mesures contraignantes à condition qu’elles garantissent leur sécurité. Les Français ont désormais tendance à placer leur sécurité personnelle au-dessus du bien commun et du respect de leurs libertés individuelles. Ce faisant, nous abandonnons progressivement notre attachement viscéral au maintien de ces libertés, lesquelles sont pourtant consubstantielles de notre idéal démocratique
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« Le rapport au droit des libertés n’est pas naturellement le nôtre. Nous l’avons importé de la culture anglo-saxonne. »