« Distanciel », « présentiel »… Parlez-vous la nouvelle langue barrière ? par Sébastien Le Fol
Cette pandémie aura fait une victime inattendue : notre vocabulaire. Depuis quelques semaines, nous employons de nouveaux mots, rudes et métalliques, qui soulignent la tectonique du monde covidien : gestes barrières, distanciation sociale… La vie professionnelle est désormais organisée autour d’une nouvelle alternative : « distanciel »/« présentiel ». Les nouvelles technologies ont dématérialisé une bonne partie de nos existences. Avant même le Covid, nous accomplissions de plus en plus d’actions par médias interposés. Y compris dans nos vies amicales, amoureuses et familiales. L’expression « On va s’expliquer les yeux dans les yeux » désigne désormais une réunion virtuelle à deux sur Zoom ou Google Meet.
Les contraintes sanitaires sont telles, la peur si présente, que le « distanciel » tend à devenir la norme et le « présentiel » l’exception. Qu’en sera-t-il de notre rapport avec le réel ? Il est à craindre que nous nous en éloignions encore davantage. Avec les nouveaux outils de téléconférence, nous multiplions les possibilités de dérobade. À tout moment, nous pouvons couper la caméra et même « quitter la conversation ». Nous n’avons plus à assumer physiquement nos paroles. Fini le temps où un regard pouvait infléchir un destin. « Serrez-vous la main », disait-on pour inciter à la réconciliation. C’est désormais impossible : geste barrière ! « L’homme se ment à lui-même pour ne pas voir ce qu’il a sous les yeux : la réalité du réel, la cruauté de la vérité », écrivait le philosophe Clément Rosset. La « cruauté de la vérité », la morale de l’époque ne veut surtout pas la voir. Elle a inventé une novlangue pour maquiller les imperfections de notre monde. Une sorte de langage barrière pour nous protéger des contrariétés. Le triomphe du « distanciel » s’avère parfaitement logique. La population s’est habituée aux injonctions gouvernementales. Une attaque terroriste ?
« Échappez-vous ! Si c’est impossible, cachez-vous ! » Un virus ? « Restez chez vous ! » De manière générale, tenons-nous à distance de la vie. Jouer sa peau ? N’y pensez plus. Même avec une solution hydroalcoolique. Un grand froid s’est abattu sur la langue française. Les coeurs sont en hiver
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