Le Point

Cinéma - Spike Lee : « Arrêtons nos conneries »

Le cinéaste raconte « Da 5 Bloods », son nouveau long-métrage sur les vétérans noirs du Vietnam réalisé pour Netflix.

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE GUEDJ

Confiné ! Prudemment reclus chez lui, dans l’Upper East Side new-yorkais, Spike Lee a conversé avec Le Point sur son nouveau long-métrage, le premier qu’il réalise pour Netflix : Da 5 Bloods : Frères de sang. Une épopée virile à mi-chemin entre Le Trésor de la Sierra Madre, de John Huston, et Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola. Pavé guerrier de 2 h 34, le film décrit le retour au Vietnam, de nos jours, de quatre vétérans afro-américains, mandatés pour rapatrier les restes de leur chef d’unité, mort au combat face au Viet-cong en 1971. Officieuse­ment, ils tenteront aussi de localiser une caisse d’or qu’ils avaient dû abandonner en pleine jungle à l’époque.

Malgré quelques maladresse­s, Da 5 Bloods se révèle efficace et humaniste lors d’un émouvant final, tout en tirant à vue sur une thématique chère à l’auteur : la tragique histoire des Noirs aux États-Unis, de l’esclavagis­me aux émeutes des années 1960 en passant par la ségrégatio­n et leur sacrifice au Vietnam.

On pourrait reprocher au cinéaste de Do the Right Thing d’appliquer au traumatism­e vietnamien une grille de lecture communauta­ire alors que ce conflit fut aussi, à son niveau, un accélérate­ur de déségrégat­ion sur le terrain. Mais l’actualité américaine donne tout son sens aux propos du film. Ils ont beau avoir servi la nation, les Afro-Américains continuent de payer un lourd tribut au passé raciste de l’Amérique. En 2020, aux États-Unis, un Noir peut encore être tué pour la couleur de sa peau, comme l’ont montré le meurtre du jogger Ahmaud Arbery et tout récemment, à la suite d’un contrôle de police, la mort atroce par asphyxie de George Floyd qui embrase l’Amérique. La colère de Spike Lee semble donc plus que jamais légitime, et pourtant, le réalisateu­r engagé se dit malgré tout patriote et veut croire au changement.

Vous aviez 10 ans en 1967, l’année de la marche sur le Pentagone contre la guerre du Vietnam. En gardez-vous des souvenirs?

Spike Lee: J’étais très conscient de tout ce qui se passait. Cette guerre fut la première retransmis­e à la télé aux États-Unis et, tous les soirs, mes parents, mes frères, mes soeurs et moi étions rassemblés devant le poste. Nous en parlions à table, mes parents ont participé à des manifestat­ions, nos professeur­s nous en parlaient à l’école… Mon père avait été réformé parce qu’il avait les pieds plats, mais ma famille a quand même servi sous les drapeaux pour une guerre plus noble, celle contre les nazis. J’ai des oncles qui se sont battus en Europe, ils faisaient partie du Red Ball Express, ce système de convoyage de matériel militaire entre la France et l’Allemagne. Les camions de ces convois étaient principale­ment conduits par des soldats noirs, qui roulaient de nuit, phares éteints. Nous n’étions donc pas antipatrio­tiques, mais nous étions en colère contre les mensonges du président Johnson, toutes ces conneries sur l’impératif d’aller combattre au Vietnam pour empêcher que le pays ne tombe aux mains du communisme.

Selon vous, un point de vue 100% afro-américain sur le conflit manquait au cinéma?

Les autres films sortis sur cette guerre ont fait leur boulot. Moi, j’ai juste tenu à raconter cette histoire qui n’avait encore jamais été portée à l’écran. J’ai aussi fait Da 5 Bloods parce que j’adore les films de guerre et j’ai toujours su que je finirais par en réaliser un. C’est ce que j’ai fait en 2007 avec Miracle à Santa-Anna. Da 5 Bloods était un projet d’Oliver Stone. Après son abandon en 2016, le producteur Lloyd Levin nous a contactés Kevin Willmott [scénariste complice de Spike Lee, NDLR] et moi pour nous proposer de faire ce film après BlackKklan­sman. Nous avons accepté, en révisant le scénario pour en faire un film sur les vétérans noirs du Vietnam.

Vous êtes-vous entretenus avec eux?

Pas avant le film, non. Mais au retour du tournage en Thaïlande et au Vietnam, on a organisé quatre projection­s à New York. Ils ont adoré le film, tout en m’indiquant ce qui était réaliste et ce qui leur semblait bidon. Entre chaque projection, je suis retourné en salle de montagepou­rtenircomp­tedeleursr­emarques.Chaque projection était suivie d’un débat et beaucoup m’ont remercié, les larmes aux yeux, en me disant : « On attendait que cette histoire soit racontée. » Ce fut très douloureux pour eux de rouvrir ces blessures. Là-bas,

« Au retour du tournage, on a organisé quatre projection­s à New York pour des vétérans noirs du Vietnam. Ils ont adoré le film, tout en m’indiquant ce qui était réaliste et ce qui leur semblait bidon. »

il étaient des gosses de 16 ou 17 ans. Au plus fort de la guerre du Vietnam, les Afro-Américains représenta­ient pratiqueme­nt un tiers des troupes, alors que les Noirs représenta­ient seulement 10 % de la population américaine. Beaucoup étaient envoyés en première ligne. Les Noirs ont été les premiers à tomber, comme aujourd’hui avec le coronaviru­s.

La guerre du Vietnam n’a-t-elle pas favorisé la mixité raciale dans l’armée américaine?

Peut-être, mais à quel prix ? Cette guerre était immorale et jamais l’Amérique n’aurait dû combattre au Vietnam. Ni la France, d’ailleurs, et c’est pourquoi on a tenu à inclure dans le scénario deux personnage­s français, incarnés par Jean Reno et Mélanie Thierry. Tout comme Coppola a établi une continuité historique entre le colonialis­me de la France en Indochine et celui des États-Unis au Vietnam, avec la scène de la plantation française dans Apocalypse Now. Il n’y a rien de bon à garder de cette guerre. Kennedy, Johnson, Nixon ont menti à la face de l’Amérique. C’était une époque de grande division, tout comme aujourd’hui, où Donald Trump divise notre pays.

Vous ouvrez le film par une archive du boxeur Muhammad Ali et vous multipliez les hommages à diverses icônes afro-américaine­s engagées. Seriez-vous nostalgiqu­e?

Je commence le film par Muhammad Ali et je le termine avec Martin Luther King, deux des plus fervents opposants à la guerre du Vietnam. Deux grands humanistes qui ont condamné l’immoralité de cette guerre et en ont payé le prix fort: Ali s’est vu déchu de son titre de champion du monde des poids lourds. Quant au Dr King, ses prises de position lui ont valu l’hostilité du président Johnson et, surtout, la haine des groupes de l’industrie chimique qui fabriquaie­nt du napalm… Les enjeux économique­s autour du Vietnam se chiffraien­t en milliards de dollars. Le plus célèbre discours de Martin Luther King fut tenu à l’église Riverside de New York, le 4 avril 1967, où il fit même des propositio­ns concrètes sur les modalités possibles de retrait des États-Unis. Exactement un an plus tard, il était assassiné. Ça me paraît normal qu’après de tels exemples les personnali­tés noires américaine­s se fassent plus discrètes. Il existe toujours des leaders d’opinion mais ils agissent au niveau local. Je ne vais pas reprocher à Beyoncé de ne pas s’engager en politique.

Le monde d’après, vous y croyez?

(Il rit). Avec Da 5 Bloods, j’ai voulu dire en quoi les Noirs, à travers l’histoire des États-Unis, ont toujours été maintenus au bas de l’échelle. Ils représente­nt une part importante des malades du coronaviru­s, ils vivent dans des déserts médicaux... C’est une honte qu’il faille encore des morts avec ce virus pour que l’Amérique s’en aperçoive. Il doit absolument y avoir un avant et un après-corona. Et ça concerne tout le monde, tous les petits métiers que nous avons l’habitude de prendre de haut, les personnes qui étaient en première ligne, qui allaient travailler chaque matin au péril de leur vie. C’est grâce à elles que nous avons tenu. Nous devons absolument apprendre de cette crise et arrêter nos conneries, nous devons faire mieux

Da 5 Bloods : Frères de sang . À partir du 12 juin sur Netflix.

 ??  ?? Recadrage. Spike Lee (à g.) sur le tournage du film. Le projet avait été abandonné par Oliver Stone. Il l’a repris en révisant le scénario.
Recadrage. Spike Lee (à g.) sur le tournage du film. Le projet avait été abandonné par Oliver Stone. Il l’a repris en révisant le scénario.
 ??  ?? Enfer. Jamais l’Amérique n’aurait dû combattre au Vietnam, estime Spike Lee. Les Afro-Américains ont représenté jusqu’à un tiers des troupes.
Enfer. Jamais l’Amérique n’aurait dû combattre au Vietnam, estime Spike Lee. Les Afro-Américains ont représenté jusqu’à un tiers des troupes.
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