L’éditorial d’Étienne Gernelle
Les mots de George Floyd, le cou écrasé pendant huit minutes et quarante-six secondes par le genou d’un policier de Minneapolis, tournent autour de la planète : « Je ne peux pas respirer. » C’est lui qui suffoque, puis meurt, mais l’Amérique, et derrière elle le monde, n’a pas encore repris son souffle. Seulement en Amérique, et c’est heureux, cela ne reste pas secret. La culture de la liberté d’expression et le premier amendement à la Constitution empêchent d’y étouffer une telle horreur. La vidéo, les photos ont circulé dans les médias et sur les réseaux sociaux. La révolte s’en est emparée. Avec ses débordements et ses pillages, certes, mais elle est là.
Regardons les images, atroces, de George Floyd en train de mourir : ce sont elles qui ont tout déclenché. Et songeons que certains souhaitent, en France notamment, bannir des documents qui témoignent des événements majeurs s’ils sont trop violents ou choquants. On publie volontiers, chez nous, les photos et vidéos de Floyd le cou écrasé, mais serait-ce le cas s’il avait été d’ici ? Les images de l’intérieur du Bataclan après l’attentat de 2015 n’ont été diffusées par personne ou presque. Par pudeur, ou crainte de l’opinion, ou bien de la justice. Certes, il s’agit ici de terrorisme (pour lequel la médiatisation est un objectif), mais le principe s’étend à d’autres crimes ou délits. Une loi de 2000 plutôt imprécise et une jurisprudence erratique ne permettent pas vraiment de savoir ce qui est puni ou pas. La photo du petit Alan (initialement écrit Aylan), enfant syrien de 3 ans échoué mort sur une plage turque en 2015, symbolisant le drame des migrants, fut brandie par tous: elle était devenue un signe de ralliement. Un peu comme celle de George Floyd. D’autres sont à cacher, au nom de la dignité des victimes, des familles ou de la «protection » du public. Des préoccupations plus que légitimes, mais pourquoi cette variation dans la réponse ? La dignité de Floyd serait-elle moins importante ? Sa famille, moins respectable ?
Le cas de George Floyd illustre tragiquement les infortunes de la censure au nom du Bien, notion – forcément – fluctuante. Et dès lors qu’une institution est chargée de le dire, ce Bien, Ubu règne. Le problème de la censure réside toujours dans le choix du censeur. On n’en trouve pas qui aurait la légitimité ou la perspicacité nécessaire, en dehors de la justice, a posteriori, avec le temps et les procédures. « L’arbitraire ne peut s’arrêter sur sa pente », affirma Clemenceau en 1915, combattant la censure administrative en temps de guerre.
Ces jours-ci, c’est Twitter qui expérimente cette machine infernale. Le réseau social est partout prié de « modérer » ses contenus en raison des flots d’immondices, notamment racistes, qui y circulent. Ironie de l’époque, le compte de Donald Trump est désormais visé. Il fallait s’y attendre, vu le nombre de contrevérités et d’outrances que le président américain y débite. Mais voilà : une entreprise privée, Twitter, indique désormais au-dessus de certains tweets d’un homme démocratiquement élu que ceux-ci ne sont pas conformes à ses « règles » et en réduit la visibilité. Comme le réseau social est en position dominante, ce n’est plus vraiment de la régulation d’un espace privé qu’il s’agit, mais bien d’une ébauche de censure privatisée du débat public.
Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, a refusé, lui, de « modérer » le compte du président des États-Unis. Sage décision. Pourtant, Zuckerberg est critiqué par ses employés. Parce que ce que dit Trump est faux, injurieux, incendiaire ? Qui en juge ? Eux ?
La liberté d’expression a des inconvénients colossaux : elle heurte, blesse, elle permet la diffusion du pire. Mais une expérience sans cesse renouvelée montre que tout système qui la contraint recèle des dangers plus grands encore. Imaginez que l’on ait cherché à dissimuler le supplice de George Floyd…
La leçon est à retenir en France, où la tentation du contrôle de l’information est plus vive que jamais. Entre la loi Avia contre la haine en ligne et celle dite « anti-fake news », le gouvernement ne cesse de déléguer la censure aux grandes plateformes, sous le patronage d’une institution publique, le CSA, qui dans ses avis interprète la «perception» du public. Ce haut conseil du Bien ne se gêne pas pour penser à notre place: les simples citoyens sont des enfants, c’est connu. Que diront ces directeurs de conscience à propos des vidéos de George Floyd ? Iront-ils expliquer aux Français que le meurtre de Minneapolis bouleverse, qu’il aurait mieux valu pour eux qu’ils ne les voient pas ? Les débats sur ces sujets sont complexes et nécessaires. Tout ne se justifie pas. Mais la réponse par le coup de ciseau autoritaire n’est pas la bonne. Nos apprentis censeurs sont remplis de bonnes intentions. Il ne leur manque que la modestie
La liberté d’expression permet la diffusion du pire. Mais une expérience sans cesse renouvelée montre que tout système qui la contraint recèle des dangers plus grands encore.