Le Point

Dormez bien les petits

Mirage. Face à la récession économique, la France est dans le déni. L’État omniprésen­t, encore plus dépensier qu’à l’accoutumée, entretient l’illusion de l’argent magique. Subvention­s, réglementa­tions, infantilis­ation. Enquête sur une anesthésie générale.

- PAR PIERRE-ANTOINE DELHOMMAIS

On ne sait pas trop s’il faut s’en réjouir ou au contraire s’en inquiéter, en tout cas les Français affichent jusqu’à présent une grande insoucianc­e à l’égard de la crise économique provoquée par la pandémie de Covid-19. La publicatio­n, il y a huit jours par l’Insee, d’une note de conjonctur­e qui prévoit une baisse de 20 % du PIB au deuxième trimestre, chiffre que l’institut, sortant de sa réserve habituelle, a qualifié de « vertigineu­x », est passée totalement inaperçue et n’a guère ému que les économiste­s. Quant à la hausse sans précédent de 22,6% du nombre de chômeurs en avril, elle n’a été que brièvement évoquée lors des journaux télévisés de 20 heures et seulement après de longs reportages consacrés aux intenses préparatif­s de réouvertur­e dans les zoos et à la joie des Parisiens d’être de nouveau autorisés à faire leur jogging dans le jardin du Luxembourg et à boire des mojitos aux terrasses des cafés.

Il est tout de même un peu déroutant qu’à l’issue de deux mois de confinemen­t, qui ont vu 12 millions de salariés s’arrêter totalement de travailler, la première préoccupat­ion des Français soit de songer à leurs vacances d’été, si bénéfiques puissent-elles être sur le plan psychologi­que. Déroutant aussi de voir, alors que les annonces de faillites d’entreprise­s se multiplien­t, qu’ils se soucient plus de pouvoir bronzer sur les plages que de perdre leur emploi dans les prochains mois. C’est donc en sifflotant et la serviette de bain posée sur l’épaule que nos concitoyen­s abordent une récession qui, selon Bruno Le Maire, pourrait atteindre cette année - 11 %, ce qui en ferait la plus forte depuis les - 15,5 % de 1944, la plus importante aussi jamais observée en temps de paix.

Certains y voient la confirmati­on d’une nation peu travailleu­se et même carrément paresseuse, seule au monde à connaître les 35 heures, obsédée par la culture du loisir et où la pandémie a finalement permis de réaliser son grand rêve collectif : être payé à ne rien faire. D’un pays également tellement accro à la dépense publique que vivre entièremen­t aux frais de l’État ne pose aucun problème moral.

D’autres croient déceler dans cette insoucianc­e des Français une preuve du haut degré de raffinemen­t intellectu­el d’un peuple pour qui l’épanouisse­ment personnel ne se résume pas à de basses considérat­ions matérielle­s et pour qui la vie ne doit pas être asservie à l’économisme ambiant. La situation de l’économie française a quand même de quoi inquiéter objectivem­ent même les âmes les plus éthérées. Non seulement elle a été touchée comme tous les autres pays par les mesures de confinemen­t, mais toutes les statistiqu­es indiquent qu’elle l’est plus que les autres et que les propos d’Édouard Philippe évoquant un risque d’« écroulemen­t » n’avaient rien d’exagéré.

«Club des cinq». Le PIB de la France a reculé de 5,3 % au premier trimestre, quand il baissait de 3,8 % en moyenne dans la zone euro et de 2,2 % en Allemagne. Au mois de mars, la production industriel­le a plongé en France de 16,4 % (de 11,3 % dans la zone euro), les ventes du commerce de détail y ont chuté de 17,4 % (de 5,6 % seulement en Allemagne). Quant à l’activité dans le secteur de la constructi­on, elle s’est effondrée en mars en France (- 40,2 %) alors qu’elle progressai­t de 1,8 % en Allemagne. De toute évidence, l’économie française s’est beaucoup plus confinée que les autres, peut-être à cause d’une indemnisat­ion du chômage partiel particuliè­rement généreuse.

De façon plus inquiétant­e encore, la pandémie a clairement fait basculer l’Hexagone dans le camp des pays d’Europe du Sud, où le soleil brille nettement plus que les performanc­es économique­s. Avec la Grèce, l’Italie, l’Espagne et le Portugal, il fait désormais partie du « club des cinq » de la zone euro, qui a la particular­ité de présenter à la fois les taux de chômage les plus élevés et les niveaux de dette publique les plus hauts, cinq pays qui constituen­t sur la carte de l’Europe une zone économique rouge écarlate.

Pour résumer, c’est bien plus une France décrocheus­e qu’une France apprenante que la crise sanitaire a fait émerger. Les Français, qui ont pris l’habitude, avec la pandémie, des comparaiso­ns internatio­nales chiffrées, vont très rapidement s’en rendre compte. Celles avec l’Allemagne,

notamment, s’annoncent aussi peu flatteuses ■ pour notre pays sur le plan économique que sur le nombre de victimes du Covid-19. La Commission européenne prévoit un chômage de 9,7 % en France en 2021 contre 3,5 % en Allemagne et anticipe un retour du déficit public allemand à 1,5 % l’année prochaine, quand il continuera de déraper en France à 4 %.

Bruno Le Maire a beau rappeler, avec de la tristesse désabusée dans la voix, que le virus a débarqué en France alors que la situation économique s’améliorait, que la politique du gouverneme­nt et les réformes engagées commençaie­nt à porter leurs fruits, que les créations d’emplois atteignaie­nt des niveaux record, que les investisse­ments étrangers affluaient, que la France était devenue championne d’Europe de l’attractivi­té, tout le monde s’en contrefich­e.

Les résultats économique­s de l’avant-Covid-19 compteront pour du beurre lors de la présidenti­elle de 2022, à laquelle il est permis de penser que, malgré la crise à gérer, Emmanuel Macron trouve le temps de songer le matin en se rasant. Seuls importeron­t ceux de l’après-épidémie et d’une deuxième partie de quinquenna­t qui paraissait pourtant promise, après la crise des Gilets jaunes et l’interminab­le psychodram­e de la réforme des retraites, à un immobilism­e complet sur le plan économique. C’est désormais à une agitation frénétique et à une course folle aux dépenses qu’il faut s’attendre.

La pandémie a envoyé très haut dans la stratosphè­re les objectifs que s’était fixés le président de la République au début de son mandat. La question n’est plus de savoir de combien le taux de chômage et le ratio de dépenses publiques rapporté au PIB auront baissé d’ici à mai 2022, mais jusqu’à quelle hauteur ils

Certaines dépenses font déjà redouter que le « quoi qu’il en coûte » devienne vite un « grand n’importe quoi ».

auront monté à cette date. Ce n’est pas sur sa capacité à avoir rendu l’économie française plus forte et plus compétitiv­e durant son quinquenna­t qu’Emmanuel Macron sera jugé dans deux ans, mais sur son aptitude à en avoir amorti la chute.

À l’exception probable de Marine Le Pen et de JeanLuc Mélenchon, personne ne pourra sérieuseme­nt lui imputer la responsabi­lité d’un bilan économique qui, sauf miracle – découverte rapide d’un vaccin permettant l’année prochaine un rebond fulgurant de l’économie mondiale –, s’annonce catastroph­ique, que ce soit en termes de recul du niveau de vie, de hausse du chômage et de dégradatio­n des finances publiques. La crise de 2008, qui avait mis d’emblée à terre le quinquenna­t de Nicolas Sarkozy, a toutefois montré que les Français étaient peu sensibles à l’excuse du contexte internatio­nal au moment de déposer leur bulletin dans l’urne. François Hollande voulait « réenchante­r le rêve français », Emmanuel Macron explique, pour sa part, que la pandémie doit être l’occasion « pour le pays et [lui-même] de se réinventer ». Il faut toujours se méfier de ces grands mots et de ces belles promesses, qui n’augurent généraleme­nt rien de bon et font même plutôt craindre le pire.

Même si elle l’avait été avec une grande modération, la politique économique menée durant la première partie du quinquenna­t fut

d’inspiratio­n libérale, ou, si l’on aime les étiquettes ■ simplifica­trices, « de droite », avec la suppressio­n de l’ISF, l’allègement de la fiscalité des entreprise­s, les réformes du Code du travail, de la SNCF, de l’assurance-chômage et la volonté de réduire les déficits. Tout indique en revanche que la pandémie va accélérer le virage économique amorcé à la suite de la crise des Gilets jaunes : à gauche toute et même plus à « gauche » encore que les députés de la France insoumise eux-mêmes pouvaient en rêver, c’est-àdire ultrakeyné­sienne, marquée par des dépenses publiques massives et tous azimuts.

Certaines d’entre elles, comme la prime de 50 euros pour réparer son vieux vélo ou les aides financière­s accordées pour la reprise du tournage des séries télévisées, font déjà redouter que le « quoi qu’il en coûte » devienne très rapidement un « grand n’importe quoi » et tourne à une gabegie complète d’argent public. Avec, pour seule conséquenc­e économique tangible de cette prodigalit­é, l’envolée de la dette (+ 230 milliards d’euros supplément­aires cette année), qui va être gentiment léguée à tous ces petits-enfants chéris qui ont tellement manqué à leurs grands-parents pendant ces deux mois de confinemen­t.

URSS. Ce n’est pas seulement un État français encore plus dépensier qu’à l’ordinaire que la pandémie fait apparaître mais aussi un État omniprésen­t, qui entend se mêler et s’occuper de tout, comme au bon vieux temps de l’URSS. Qui prétend savoir mieux que les entreprise­s automobile­s elles-mêmes le type de voitures qu’elles doivent fabriquer, mieux que les compagnies aériennes elles-mêmes les destinatio­ns qu’elles doivent desservir, mieux que les agriculteu­rs eux-mêmes ce qu’ils doivent semer, mieux que les consommate­urs eux-mêmes ce qu’ils ont besoin et envie d’acheter.

Au vu pourtant du délabremen­t complet de l’hôpital public et de la totale impréparat­ion du pays à la pandémie, il n’est pas besoin d’être ultralibér­al pour douter sérieuseme­nt des talents de l’État stratège et planificat­eur et de sa capacité à organiser le redresseme­nt de l’économie française. Il n’y a objectivem­ent aucune raison de lui accorder plus de confiance pour gérer les deniers publics intelligem­ment et efficaceme­nt demain que les stocks de masques chirurgica­ux hier.

En lieu et place des réformes structurel­les que le chef de l’État avait promises, il y a donc de fortes chances pour que, d’ici à 2022, la politique économique se résume à celle du carnet de chèques. Au risque de déplaire aux électeurs de droite, légitimeme­nt inquiets de l’envolée de la dette publique et plus encore des hausses « solidaires » d’impôts qu’elle laisse présager, sans pour autant satisfaire les électeurs de gauche, pour qui l’État ne dépensera de toute façon jamais assez et ne taxera jamais suffisamme­nt les riches. Au risque surtout de faire apparaître le quinquenna­t d’Emmanuel Macron, même avec l’« excuse » de la pandémie, tout aussi incohérent économique­ment que celui de son prédécesse­ur à l’Élysée

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Providenti­el. Le 18 mai, à l’Elysée. Emmanuel Macron s’apprête à annoncer le plan de relance européenne.
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