Allemagne, la revanche de la fourmi
Dans ce pays champion de l’épargne, les milliards d’euros empruntés par l’État suscitent l’inquiétude.
Wolfgang Schäuble fut l’un des premiers à tirer la sonnette d’alarme. Attention, l’État ne pourra pas tout payer ! Ses possibilités ne sont pas illimitées. L’ancien ministre des Finances, aujourd’hui président du Bundestag, rappelait à ceux qui auraient tendance à l’oublier la solide devise de la ménagère souabe : on ne peut pas dépenser plus que ce que l’on gagne. Car en Allemagne aussi certains rêvent que l’État-providence fasse des miracles en s’endettant sans frein. D’autres ne se font pas d’illusions : tous ces chèques ne pourront pas être payés, au bout du compte, sans hausses d’impôts et programme d’austérité. Au sein du groupe conservateur CDU-CSU, plusieurs députés réclament qu’un plafond soit fixé pour mettre fin à ces dépenses exponentielles. « Il est primordial de ne pas ruiner l’État», plaide le ministre-président de Bavière, Markus Söder, l’homme fort de la pandémie. Un argument qui réveille de vieilles peurs dans ce pays champion européen de l’épargne des ménages. Témoin de cette lucidité face à la gravité de la situation : plus d’un tiers des Allemands ont déjà renoncé à partir en vacances cet été.
Les sommes débloquées par l’Allemagne pour sauver son économie ont de quoi donner le vertige à Schäuble qui, pendant huit ans, tint serrés les cordons de la bourse publique. Mais c’est aussi grâce aux excédents budgétaires replets qu’il a dégagés que la vertueuse Allemagne peut aujourd’hui limiter la casse. Le 23 mars, dans l’urgence, Berlin bouclait un premier plan de 750 milliards d’euros pour venir en aide à tous, du petit travailleur indépendant au grand groupe international. Quelque 156 milliards d’euros seraient empruntés sur les marchés pour le financer. C’est presque le double de la somme empruntée lors de la crise économique et financière de 2008-2009. Les banques publiques régionales ont distribué les aides de façon très peu bureaucratique et pratiquement sans contrôle préalable aux petites entreprises et aux travailleurs indépendants. L’Allemagne faisait une entorse au principe du frein à la dette inscrit dans sa Constitution et renonçait pour un temps à la faible intervention de l’État dans son économie. «Les mesures adoptées face au coronavirus sont sans exemple dans l’Histoire », reconnaissait Angela Merkel.
« Depuis le début de la pandémie, l’Allemagne fait des efforts colossaux pour soutenir son économie, confirme Gabriel Felbermayr, président de l’Institut d’économie mondiale (IFW) de Kiel. Des efforts beaucoup plus importants que ceux réalisés par les autres pays de l’UE et en particulier par la France. À tel point d’ailleurs que la Commission à Bruxelles se demande si l’ampleur de cette aide ne va pas fausser la concurrence entre les pays qui peuvent se permettre un tel effort et ceux qui n’en ont pas les moyens. C’est un énorme problème pour le marché intérieur européen. Mais surtout, en acceptant de s’endetter, l’Allemagne a changé de philosophie. Cette crise a rapproché les politiques industrielles de la France et de l’Allemagne. L’État allemand est devenu un peu plus français. »
Adidas, Puma, Tui et Condor ont déjà reçu des milliards de crédits. La compagnie aérienne Lufthansa va recevoir 9 milliards d’euros et, en échange, l’État aura davantage voix au chapitre. Une prime à la casse,
comme celle qui en 2009 avait aidé l’industrie automobile à redémarrer, est envisagée sous la pression du lobby automobile et d’hommes politiques comme Winfried Kretschmann qui, bien que Vert (!), est le ministre-président du Bade-Wurtemberg, siège de Daimler-Mercedes et Porsche. Mais le projet se heurte à une forte opposition: peut-on financer l’achat de moteurs à explosion alors que l’avenir est à la voiture électrique ? Quoi qu’il en soit, l’État ne manquera pas d’une façon ou d’une autre de donner un coup de pouce substantiel à ce secteur clé, symbole de sa puissance économique, qui emploie 830 000 salariés et conditionne l’activité de milliers de sous-traitants.
Autre colonne vertébrale de l’économie allemande, le fameux Mittelstand. Les PME, en majorité des entreprises familiales, représentent plus de 99 % des firmes allemandes. Elles ont grandement bénéficié du soutien de l’État sous forme d’aides directes, de garanties financières, de crédits, de reports d’impôts et de charges sociales. Preuve de la gravité de la situation, l’annonce récente et inattendue d’un nouveau programme d’aide doté de plusieurs milliards d’euros. Le ministre de l’Économie, Peter Altmaier (CDU), propose aux PME et aux travailleurs indépendants une aide pouvant aller jusqu’à 50 000 euros par mois, de juin à décembre 2020, pour leur permettre de garder la tête hors de l’eau. Mario Ohoven, président de la Fédération nationale des PME (BVMW), reconnaît que « le gouvernement a droit au respect pour sa détermination et sa rapidité à agir. Mais du point de vue des PME, le ciblage de cette aide et, par conséquent, l’efficacité de ces milliards posent néanmoins problème ».
Dans un pays où l’État est peu interventionniste, ces mesures soulèvent bien des questions. Certaines entreprises vont-elles se rendre dépendantes de l’État sur le long terme? «Oui, je vois bien là un danger, estime Mario Ohoven. C’est pourquoi nous devons le plus vite possible redevenir indépendants des subsides de l’État. » Pour leur permettre de redevenir concurrentielles sur le marché international, les PME exigent une baisse des impôts et une réduction de leurs charges, ainsi que davantage de flexibilité en ce qui concerne en particulier les horaires de travail.
Tous les mécanismes du modèle allemand, basé sur le dialogue entre les partenaires sociaux et la recherche d’une solution consensuelle, ont été activés. « Les PME allemandes se distinguent par leur grande flexibilité, explique Mario Ohoven. Dans la crise actuelle, les entrepreneurs vont aux limites du possible. Nombreux sont ceux qui investissent leurs biens privés dans leur entreprise pour la sauver, d’autres travaillent main dans la main avec les conseils d’entreprise pour trouver des solutions permettant de préserver l’emploi. Tous sont convaincus qu’on ne sortira de cette crise que si tous les acteurs de la société y mettent du leur. » Un écho au célèbre Wir schaffen das ! (« Nous y arriverons ! »), la devise d’Angela Merkel durant la crise des réfugiés.
Chômage. « L’État doit amener les chevaux à l’abreuvoir, mais il ne peut pas boire à leur place, souligne l’expert Gabriel Felbermayr. Il n’est pas en mesure de sauver tout le monde et, d’ailleurs, il ne doit pas essayer de le faire. C’est pourquoi pomper de l’argent dans l’économie n’est qu’une solution d’urgence. Nous ne pouvons pas abolir les lois de l’économie de marché. » L’État, les Allemands en sont de plus en plus conscients, ne sera pas capable de sauver tous les emplois et toutes les entreprises, en particulier celles qui, avant la crise, tenaient à peine sur leurs jambes. Certaines mesures d’aide sont d’ailleurs davantage un « geste » qu’une potion magique. Par exemple, la réduction à 7 % du taux de TVA entre le 1er juillet 2020 et le 30 juin 2021 dans le secteur de l’hôtellerie-restauration, durement touché, ne servira pas à grand-chose si les clients ne viennent pas assez nombreux, puisque les tables doivent être espacées. À quoi bon aussi cette allocation de 300 € par enfant si les familles n’ont pas confiance en l’avenir et préfèrent mettre l’argent de côté plutôt que de le dépenser? Toutes ces mesures coûtent cher, produisent de la dette et ne sont souvent pas très efficaces.
Reste la question préoccupante du chômage. Plus de la moitié des salariés sont au chômage partiel. Leur allocation a été revalorisée. Ils touchent 70 % de leur salaire net au-delà de trois mois de chômage partiel, et 80 % au-delà de six mois. En temps normal, la proportion est de 60 %. La hausse du chômage sera pourtant inévitable. Mais grâce à l’importance des aides et à la structure de l’économie allemande, elle sera plus faible que dans les autres pays de l’Union. « Le chômage partiel, rappelle Gabriel Felbermayr, ne sera qu’une mesure passagère. Nous prévoyons que le taux de chômage passe de 3,2 à 4,3 %. Ce n’est pas réjouissant, mais c’est gérable. C’est surtout beaucoup moins qu’en France (de 8,5 à 11 %) et qu’en Espagne (de 14 à 23 %). » Si les Allemands s’apprêtent à entrer dans la plus grande récession depuis les années 1930, ils sont au moins sûrs d’une chose : ils s’en sortiront mieux que leurs voisins européens. Une amère consolation ■
« Nous ne pouvons pas abolir les lois de l’économie de marché. » Gabriel Felbermayr, expert en économie