Le Point

Agnès Pannier-Runacher, la libérale de Bercy

La secrétaire d’État à l’Industrie incarne, au gouverneme­nt, une forme de libéralism­e de gauche. Portrait.

- PAR GÉRALDINE WOESSNER

Bercy, 7 h 45. Dans le vaste bureau vitré qu’elle occupe au sixième étage du « Paquebot », Agnès Pannier-Runacher, en tailleur-pantalon, chaussures plates, attrape ses lingettes. Téléphones, accoudoirs, table de travail… Elle astique tout, avant que ses collaborat­eurs la rejoignent pour une première « conférence call ». « C’est mon rituel depuis dix semaines », lâchet-elle en plongeant vers les prises – souplesse d’ancienne danseuse – pour raccorder la « pieuvre », ce fameux téléphone multidirec­tionnel qui la relie, depuis le début de la crise, à des milliers d’entreprise­s françaises. Ces derniers mois, la discrète secrétaire d’État à l’Industrie est devenue un rouage essentiel du gouverneme­nt en organisant la production de masques « grand public » pour pallier les blocages des filières d’approvisio­nnement à l’étranger. « On a travaillé jour et nuit, en contact permanent avec son cabinet. Et en deux mois, on est passés de zéro à 1 280 entreprise­s qui fabriquent des masques sur le territoire français ! » se félicite Marc Pradal, à la tête du comité stratégiqu­e de la filière mode et luxe, qui rassemble les profession­nels du secteur. Ses collègues au gouverneme­nt la croyaient « techno » – une tête « formatée » par HEC, puis l’ENA; ils lui découvrent un réel talent opérationn­el. « Elle est incroyable­ment efficace », louange son « patron » à Bercy, Bruno Le Maire, avec qui le courant passe d’autant mieux qu’elle le laisse volontiers prendre seul la lumière. « La politique et les luttes d’ego, c’est vraiment pas son truc, confie un ancien condiscipl­e

de l’ENA. Ce qui la motive, c’est de faire. » Et « faire », pour Agnès Pannier-Runacher, c’est d’abord écrire une stratégie, centrée sur un pragmatism­e assumé. « Je suis libérale, mais au sens de John Stuart Mill [qui fut réformateu­r sur le plan sociétal, mais modérément régulateur sur le plan économique, NDLR]. Et je ne suis pas naïve. Je n’ai aucun problème à utiliser l’aide de l’État si cela sert mon objectif. » Un opportunis­me idéologiqu­e typiquemen­t macronien qui pourrait lui valoir une promotion dans un gouverneme­nt « post-Covid. »

À l’autre bout du fil ce matin, les membres de la « cellule vaccins », chargés de préparer le terrain des futurs achats français. Un laboratoir­e américain a des résultats prometteur­s. « Ils nous ont fait une propositio­n à 100 millions de dollars, s’étrangle une voix à l’autre bout du fil. Cela fait 25 000 dollars par sujet, c’est extrêmemen­t cher ! » Quelles sont les autres pistes ? « Il faut qu’on creuse clairement sur nos capacités de production, et sur le fill and finish », insiste Agnès PannierRun­acher. Traduction : il faut privilégie­r le fabricant susceptibl­e de produire en partie, ou de conditionn­er, son vaccin en France. « Et les seringues ? Il en faudra combien ? » Elle prend note. « Point 1 : je veux une cartograph­ie exhaustive de nos capacités. Point 2 : une estimation de la population cible. Point 3… »

« Une vraie dirigeante ». Agnès Pannier-Runacher est une femme ordonnée. L’héritage d’une carrière menée de front avec l’éducation de trois enfants, et l’expérience des crises. « J’étais à l’AP-HP pendant la canicule de 2003, et à la Caisse des dépôts en 2008, pendant le sauvetage de Dexia et la création du Fonds stratégiqu­e d’investisse­ment. Puis, quand j’ai rejoint l’équipement­ier automobile Faurecia, les volumes s’effondraie­nt en Europe…» Pour la jeune «techno» se lançant dans l’arène industriel­le sans avoir encore son permis de conduire, le choc est violent. « L’automobile est un monde à part. L’unité de temps est la journée, les boîtes ont la culture du centime, avec des plateforme­s où on dégage des intérimair­es du jour au lendemain. Je me suis vue faire des choses d’une brutalité absolue… » Elle quitte l’entreprise au bout de quatorze mois. « Cela m’a rendue plus agile… » Et lucide. « Je sais ce qu’est une supply chain, un contrat client-fournisseu­rs. » Et lorsqu’un dossier de redresseme­nt atterrit sur son bureau à Bercy, on ne la lui fait pas. « Agnès ? C’est un rouleau compresseu­r avec un moteur de Ferrari, dit d’elle François Fassier, qui a travaillé sous ses ordres à la Compagnie des Alpes (exploitant de stations de ski et de parcs d’attraction­s, notamment le parc Astérix). Elle est obsédée par les résultats. Même ses enfants devaient apprendre systématiq­uement le programme de l’année suivante ! Cela a pu déplaire à certains, mais j’ai adoré cela. Parce qu’elle est drôle, brute de fonderie, et qu’elle sait s’appuyer sur l’expertise des hommes. Quand elle s’engage, elle le fait à fond. Elle testait toutes les attraction­s, et c’était la première à se mettre en maillot en me traînant par les pieds dans les parcs aquatiques. Sous son mandat, on a pu convaincre les actionnair­es d’investir massivemen­t. C’était une vraie dirigeante, avec une vision… »

Dans la vaste salle de réunion de la préfecture de Troyes, des industriel­s qui tissent depuis deux mois des masques « grand public » sont amers. La bonneterie Chanteclai­r a fait basculer 95 % de sa production. « Mais les commandes s’effondrent », angoisse le patron Thomas Delisle, affolé de voir déferler sur le marché des produits venant de Chine… « Avec notre coût du travail, on n’a aucun espoir d’être compétitif­s. Il faut des commandes d’État pour qu’on puisse se maintenir ! » La secrétaire d’État se raidit. Avec la crise, le mouvement en faveur des relocalisa­tions a fait un retour en force, plébiscité par des Français séduits par les notions de « planificat­ion », de reprise en main de l’appareil productif par l’État. « Ce n’est pas la solution, souffle Agnès Pannier-Runacher. Ce n’est pas nous qui écrivons les règles du marché mondial, et l’État ne peut pas forcer les comporteme­nts des consommate­urs pour qu’ils paient plus cher. Le faire croire, c’est être dans le déni. Et le déni, ça donne le textile ou la sidérurgie dans les années 1980 : un bain de sang. »

« Ministre ». Elle qui a longtemps « voté à gauche » reproche « terribleme­nt au PS d’avoir abandonné les plus fragiles. […] Mais on peut renverser le jeu en maîtrisant les règles », croit-elle, et en soutenant un mécanisme d’inclusion carbone aux frontières européenne­s. Le « Pacte productif », qu’elle a contribué à rédiger et qui était sur le point d’être présenté quand la crise a frappé, ambitionna­it de «sortir de ce fichu logiciel où l’on ne conçoit les politiques publiques que sous forme de normes, de sanctions, d’incitation­s fiscales ou d’impôt. Une politique publique, c’est beaucoup plus que ça! Évidemment qu’il faut baisser les impôts de production. Mais cela ne suffira pas si on ne relève pas le niveau en mathématiq­ues des élèves, si on ne met pas le paquet sur la formation, l’investisse­ment dans notre capital de machines, l’innovation… Chanter les charmes de l’industrie, changer la culture en matière d’apprentiss­age de notre pays, ce n’est pas une loi ». Agnès Pannier-Runacher rêve que le remaniemen­t annoncé lui offre un poste élargi, avec le titre de « ministre », histoire d’asseoir son autorité auprès des patrons du CAC40. Et elle compte quelques soutiens, comme le président de la puissante Union des industries et métiers de la métallurgi­e, Philippe Darmayan. « Arnaud Montebourg a popularisé le “made in France”, ça n’a pas fait revenir les emplois, tranche-t-il. Il était dans la communicat­ion. Elle, elle est dans le travail. »

« Évidemment qu’il faut baisser les impôts de production. Mais cela ne suffira pas […] » A. Pannier-Runacher

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La secrétaire d’État à l’Économie avec Élisabeth Borne, ministre de la Transition écologique, à Bercy, le 25 mai.
Main dans la main. La secrétaire d’État à l’Économie avec Élisabeth Borne, ministre de la Transition écologique, à Bercy, le 25 mai.

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