Le Point

Emmanuel Moulin, l’homme qui aimait le crises

Directeur de cabinet de Bruno Le Maire, Emmanuel Moulin est aux manettes pour gérer la crise. Comme en 2008.

- PAR ROMAIN GUBERT

La scène se déroule le 21 février dernier à Riyad, en Arabie saoudite. Emmanuel Moulin et son ministre Bruno Le Maire passent le week-end pour parler, avec leurs collègues du G20, de fiscalité, de régulation des marchés financiers. Petit à petit, au fil des discussion­s, les deux hommes comprennen­t que quelque chose ne tourne pas rond. Jusque-là, seuls quelques industriel­s français très implantés en Chine évoquaient ce virus qui frappait durement leur activité. Les heures filent et la réunion prend une allure étrange. Les participan­ts n’ont plus le nez dans leurs dossiers et n’ont qu’un mot à la bouche: le virus. Les premiers cas touchent à peine la France. Le Maire et Moulin comprennen­t que l’économie mondiale est face à un tsunami et qu’aucun continent ne sera à l’abri.

En rentrant à Paris, ils font tourner les logiciels de Bercy. Avec quelques questions jamais posées auparavant : quelles seraient les conséquenc­es économique­s d’un confinemen­t en France? Que mettre en place pour éviter la faillite, la casse sociale, le chaos ?

Quelques jours plus tard, ils déposent une note terrifiant­e de quelques pages sur le bureau d’Édouard Philippe et sur celui d’Emmanuel Macron. Face au Covid, il faut oublier la rigueur budgétaire et le sérieux dans les dépenses publiques, le catéchisme de toujours. Les technos ne sont plus seulement des petits hommes en gris, ils enfilent une veste de pompier. Un incendie gigantesqu­e se prépare, et il faut déverser des centaines de milliards pour l’affronter. L’État doit prendre en charge le paiement des salaires de l’ensemble des salariés du privé. Pour une maison comme Bercy, où l’orthodoxie financière est un dogme auquel personne n’ose toucher depuis trois décennies, cela

revient à proposer au président de la République de faire passer l’économie française dans un schéma comparable à celui de l’Union soviétique.

« Technocrat­e ». Par les temps qui courent, le terme est une insulte prisée. Emmanuel Moulin est un techno. Un vrai de vrai. Il coche toutes les cases. Sciences Po, Essec, ENA. Adjoint au chef de bureau au Trésor, administra­teur adjoint à la Banque mondiale, secrétaire général du Club de Paris dans ses jeunes années. Grand saut dans le bain politique à la quarantain­e: cabinet de Christine Lagarde, ministre de l’Économie, en 2007, puis de Nicolas Sarkozy à l’Élysée. Éclipse sous François Hollande pour rejoindre une banque d’affaires où il a sans doute gagné beaucoup d’argent.

Emmanuel Moulin est un super-techno. Un de ces hauts fonctionna­ires du Trésor qui multiplien­t les vaet-vient entre le privé et le public et tirent toutes sortes de ficelles. On peut se satisfaire de ces informatio­ns factuelles. S’en contenter ou s’indigner en apprenant que, juste avant le confinemen­t, il dînait au Siècle, ce club très fermé qui regroupe le Tout-Paris – des ministres, des patrons, des journalist­es – dans les salons du Cercle de l’Union interallié­e. Se laisser persuader que là, sous les dorures, ce soir-là, les petites affaires du CAC 40 ont été arrangées en catimini alors que tout le monde autour de ces tables élégantes savait que le Covid allait frapper de plein fouet le pays pendant que les Français étaient, eux, dans l’ignorance.

C’est un peu court. Et, pour ce qui concerne le fameux dîner, bien sûr totalement fantasmago­rique. Effectivem­ent, Emmanuel Moulin est un techno. Puissant. Très puissant. Avec son ministre, Bruno Le Maire, et quelques autres fonctionna­ires, celui qui est un peu, dans l’ombre, le «patron de Bercy» tente ces jours-ci d’éviter que la France ne ressemble au Titanic en inondant l’économie nationale de milliards d’euros d’argent public pour répondre au « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron.

Retour au mois de juin 2017. Macron est élu à la présidence de la République. Il vient de réaliser un second « coup » politique (après son élection) en nommant un Premier ministre de droite, Édouard Philippe. Emmanuel Moulin déjeune dans un bel appartemen­t du quartier de Saint-Germain-des-Prés, chez Bruno Le Maire. Il a quitté vers midi Mediobanca, la banque dans laquelle il travaille, en signalant à son assistante qu’il serait là vers 15 heures. Les deux hommes se connaissen­t bien : Moulin s’occupait de l’économie à l’Élysée auprès de Sarkozy quand son hôte était ministre de l’Agricultur­e dans le gouverneme­nt Fillon. Ils regardent ensemble la télévision pour écouter en direct la compositio­n du gouverneme­nt en prenant le café. Les téléphones sonnent sans arrêt. Édouard

« Chaque fois que je prends un job, un désastre s’annonce. Je ne sais pas si c’est un hasard… » Emmanuel Moulin

avait eu des choses sous le tapis entre eux, cela aurait tout de suite explosé », assure un conseiller.

Ces jours-ci, avec son ministre, Moulin n’a plus le temps de déboucher une bouteille de très bon vin, objet d’un des nombreux paris qu’ils font ensemble (Moulin gagnerait presque à chaque fois selon Le Maire) après une négociatio­n nocturne, de parler des valeurs du catholicis­me (Le Maire) face à la rigueur du protestant­isme (Moulin). Avec les équipes de Bercy, ils ne parlent plus depuis la mi-mars que de chômage partiel massif, de prêts garantis par l’État, des demandes des restaurate­urs, du plan automobile, des reports de charges et des milliards d’euros du plan franco-allemand pour relancer l’économie européenne.

« Mr Bean ». « Chaque fois que je prends un job, un désastre s’annonce. Je ne sais pas si c’est un hasard, lance Emmanuel Moulin surjouant les Mr Bean, cet humoriste anglais aux allures de M. Catastroph­e. J’ai peutêtre le mauvais oeil », dit-il, en se demandant comment il va pouvoir oublier les deux kilos et demi qu’il a pris pendant le confinemen­t à Bercy.

Ces dernières semaines, il a eu au téléphone tous ses anciens amis de la période 2008-2012. Ramon Fernandez, Antoine Gosset-Grainville, François Pérol, Xavier Musca, Stéphane Richard, les technos de l’époque, pensaient qu’ils affrontaie­nt la «grande» crise économique du siècle. Ce n’était alors qu’une répétition. Aujourd’hui, tous sont passés dans le privé. Chez Orange, Rothschild, au Crédit agricole ou ailleurs. Moulin est le seul « survivant » de ces nuits sans fin à être à nouveau au coeur de la tempête pour l’État.

«Ces crises étaient radicaleme­nt différente­s, raconte Emmanuel Moulin avec la posture sereine du vétéran. En 2008, il fallait agir sur le secteur bancaire, qui pouvait atteindre l’économie réelle. En 2010, sur les dettes des États européens, qui pouvaient faire disparaîtr­e l’euro. Sans être cynique, heureuseme­nt que nous avons vécu ces deux crises et que nous y avons apporté des réponses. Elles nous permettent d’être plus forts aujourd’hui. J’imagine mal la crise actuelle sur fond d’inquiétude pour la survie de l’euro… »

Avec Nicolas Sarkozy, Moulin continue de discuter fréquemmen­t, sans déloyauté vis-à-vis d’Emmanuel Macron. Confession­s de l’ancien président : « Contrairem­ent à un Jean-Claude Trichet et à beaucoup de technos de Bercy qui ne savent pas sortir de leurs croyances, ce qui m’horripilai­t pendant la crise de 2008, Emmanuel Moulin est dans le concret. Il invente et sait se libérer de ce qu’il a lu dans les manuels d’économie. C’est ce qu’il faut pour réagir face à une telle crise, même si les recettes pour “l’après-crise” restent encore à clarifier sur le long terme. »

À l’automne prochain, sauf surprise, Emmanuel Moulin devrait être nommé directeur du Trésor. Drôle de Trésor… puisqu’il s’agira surtout de gérer des montagnes de dettes. Depuis la nuit des temps, le patron du Trésor est un peu le Père Fouettard des politiques. Il leur fait la leçon parce qu’ils laissent filer l’endettemen­t public et les finances publiques. Ce sera une première : Emmanuel Moulin aura à gérer une dette qu’il a largement contribué à creuser

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 ??  ?? Sherpa de l’Élysée. Nicolas Sarkozy au sommet du G20 à Pittsburgh (États-Unis) le 25 septembre 2009. Avec Christine Lagarde, ministre de l’Économie, Xavier Musca, secrétaire général de l’Élysée, et, à droite, Emmanuel Moulin, alors conseiller économique du président.
Sherpa de l’Élysée. Nicolas Sarkozy au sommet du G20 à Pittsburgh (États-Unis) le 25 septembre 2009. Avec Christine Lagarde, ministre de l’Économie, Xavier Musca, secrétaire général de l’Élysée, et, à droite, Emmanuel Moulin, alors conseiller économique du président.

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