Le Point

Le fol espoir d’un été grec

Le pays, qui sortait à peine d’une profonde récession, mise sur un tourisme incertain après la pandémie. Reportage à Santorin.

- DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE EN GRÈCE, CLAIRE MEYNIAL

Le soleil s’est perdu entre les nuages mauves. Il a léché les murs blancs de ses rayons orangés, caressé les ailes des moulins et leurs toits bleus pointus, dégringolé le long de la roche étagée, puis a tout teinté de gris pâle. Assis face à la caldeira d’Oia, à Santorin,

José, Gréco-Hondurien, montre l’écran de son appareil photo. En deux mois, il a capté toutes les couleurs du plus célèbre coucher de soleil du monde, et de l’île volcanique sur une mer de nuages. Il travaille dans un hôtel de luxe, « à partir de 800 euros la nuit », et prenait son service le soir. « On a fermé, j’en ai profité », sourit-il. Ses deux collègues serbes dénombrent dix personnes sur le promontoir­e. « On n’en peut plus, on veut des gens ! » Arrivées sur l’île la veille du confinemen­t, elles n’ont jamais vu les touristes d’ordinaire entassés ici, bière à la main, grimpant partout pour le selfie malgré les panneaux : « Ce sont vos vacances mais c’est notre maison. » Depuis l’allée de marbre aussi déserte qu’un Disneyland fermé, une

famille contemple la Méditerran­ée qui scintille, page bleue vierge de sillage. « Nous sommes les premiers touristes depuis le Covid, suppose Bassim Haidar, PDG d’un groupe de télécommun­ication. Nous vivons à Athènes mais nous ne sommes jamais venus ici, à cause de la foule. » L’occasion est unique. Ils dormiront dans leur yacht enveloppé d’un silence inédit.

La Grèce vide attend l’été. « Le tourisme représente 10 % du PIB, estime Nicholas Magginas, économiste de la Banque nationale de Grèce. Avec ce qui en dépend, transports, agricultur­e pour les restaurant­s, etc., on arrive à 15 ou 20 %. » En revenu net, c’est plus que la marine marchande, l’autre pilier de l’économie, qui demande des importatio­ns énormes. ■

« La dette publique est énorme. Le pays doit grimper une montagne après avoir couru un marathon. » Jésus Castillo, Natixis

« La crise frappe les deux secteurs ■ qui ont freiné la récession après 2010. Entre 2012 et 2015, le tourisme est resté très fort, les îles n’ont pas été affectées. » En 2018, 33 millions de touristes ont rapporté plus de 18 milliards d’euros. Le Covid ne pouvait pas tomber plus mal. « La Grèce sortait à peine d’une profonde récession, avec une baisse de 15 % du PIB en 2018, explique Jésus Castillo, spécialist­e de l’Europe du Sud chez Natixis. La dette publique est énorme, à 176 %, et le taux de chômage, à 15 %. Le pays doit grimper une montagne après avoir couru un marathon. »

Branle-bas de combat. L’été sera crucial, et rassurer est la priorité, en mettant en avant l’exceptionn­el bilan de la crise sanitaire. Avec 175 morts pour 10 millions d’habitants, la Grèce a mis à mal les stéréotype­s sur les peuples du Sud indiscipli­nés. Dans son bureau d’Athènes, le ministre du Tourisme, Haris Theocharis, tripote son komboloï, sorte de chapelet que les hommes grecs manipulent pour se détendre, paraphe un courrier, répond au téléphone, surveille sa boîte mail. Les hôtels rouvrent le 15 juin et les vols internatio­naux le 1er juillet. C’est le branle-bas de combat. « Nos bons résultats tiennent à la rapidité de la réaction du Premier ministre, aux mesures de soutien et au sérieux des Grecs », dit-il. Il prévoit un été « différent, sûr mais détendu, avec distanciat­ion physique et un oeil sur la situation sanitaire ». Le secrétaria­t de la protection civile a supervisé la santé. Une salle de crise bardée d’écrans affiche des cartes avec géolocalis­ation des cas, des quarantain­es, des lits de réanimatio­n libres. «Nous avons envisagé tous les scénarios, y compris l’italien, et déduit que nous n’avions pas assez de lits, admet le porte-parole de la protection civile Spyros Georgiou. Donc, on a mis en place cette plateforme de traçage et imaginé des solutions comme des bateaux-hôpitaux. » Cela n’a pas été nécessaire. Le 26 février, le premier cas est détecté, une femme rentrée de la Fashion Week de Milan, à Thessaloni­que. On trace 84 de ses contacts, dont ses collègues à la mairie et ses voisins dans l’avion. Ils sont mis en quarantain­e surveillée et risquent une amende de 5 000 euros s’ils sortent. Le lendemain, le carnaval est annulé, le 10 mars les écoles et université­s ferment, les restaurant­s le 13 et, le 22, la population est confinée. L’amende, 150 euros, est très élevée rapportée au niveau de vie. Le résultat est là. « Il n’y a pas de quoi être impression­né, nuance Filippa Chatzistav­rou, politologu­e de l’université d’Athènes. Le problème n’est pas résolu, dix ans d’austérité ont détruit le système de santé, le gouverneme­nt le savait. Il a promis des embauches de soignants, rien n’a été fait. Il a eu beaucoup de chance car la Grèce est périphériq­ue, peu peuplée, sans grande industrie, noeud aérien ou gros centre comme la région parisienne. Mais s’il y a une seconde vague, on risque un désastre. » La protection civile en a conscience. Sur la carte, seuls deux lits sont affichés à Santorin. «Pour la saison touristiqu­e, nous allons augmenter la capacité et organiser d’éventuels transferts aériens », assure Georgiou.

L’île compte une clinique et un hôpital flambant neuf. Les chambres d’isolement sont vides, de même que la salle, à l’extérieur, pour les tests. « Nous n’avons eu aucun malade du Covid et avons traité 25 cas suspects comme s’ils étaient positifs. Nous allons recevoir la machine pour traiter les tests PCR, nous sommes prêts », assure l’infirmière en chef. Le confinemen­t a été strict. « Nous avons fermé les écoles avant Athènes, désinfecté les églises, puis livré 150 repas par jour et des médicament­s aux personnes âgées pour qu’elles ne sortent pas », relate Sofia Kitsou, vice-maire d’Oia, Fira et Thirassia. Les chantiers ont été interrompu­s, puis le gouverneme­nt a suspendu la circulatio­n vers les îles, désormais rétablie. « Nous sommes prêts, répète le maire de Santorin, Antonis Sigalas. Les hôtels sont petits, c’est facile de conserver les distances. » Il a demandé 40 policiers pour contrôler le nombre de passagers dans les transports et le port, et des médecins pour prendre la températur­e à l’aéroport. Les syndicats

des métiers du tourisme se cotisent pour financer les salaires de dix médecins, vingt infirmiers, des caméras thermiques au port, des hélicoptèr­es, des ambulances, des tests et un hôtel pour faire attendre les cas suspects. « Les besoins de l’hôpital seront couverts par le privé, nous allons dépenser entre 300 000 et 500 000 euros », assure Nikos Nomikos, président de la chambre de commerce. Il représente 4 000 entreprise­s, 22 000 employés, 3 milliards d’euros de PIB, à 95 % lié au tourisme. « Nous espérons sauver la moitié des emplois, mais 20 % des entreprise­s vont faire faillite », penset-il. Les loyers sont absurdemen­t hauts sur la seule île qui accueille des visiteurs toute l’année. Depuis cinq ans, les Chinois achètent des séjours avec mariage sur la caldeira inclus,l’hiver.CharlieCha­rbel-Chahine, propriétai­re de l’hôtel Suites of the Gods, est l’un des premiers à les avoir attirés. Sa piscine est flanquée d’un kiosque avec vue spectacula­ire, où il a organisé 200 mariages l’an dernier. À cette date, 72 couples s’y étaient déjà dit oui. « Je suis arrivé du Liban il y a vingt ans, chaque famille possédait un âne, maintenant elles ont cinq voitures. On peut tous payer pour un système qui nous fait vivre », assène-t-il. Son hôtel a été désigné par le gouverneme­nt pour rester ouvert pendant le confinemen­t, il a pu répéter : les petits déjeuners sont apportés à la porte des chambres et l’on demande aux clients s’ils souhaitent que le personnel entre pour faire le ménage. Charbel-Chahine a fait sensation avec ses essais de distanciat­ion physique, sur la plage de son restaurant : des plaques de plexiglas entre les transats. Depuis il a laissé tomber, 3 mètres suffiront. La moitié des tables sont condamnées par un ruban rouge et blanc, mais l’endroit est vide, sans les étrangers. Santorin est trop chère pour les Grecs. « Mon but est de ne pas perdre d’argent en 2020, mais on va mettre des années à se remettre, prédit-il. On paiera les loyers, taxes et charges en 2021, mais avec quelle trésorerie ? » D’autant que les protocoles d’hygiène vont augmenter les coûts de 15 %. Antonis Eliopoulos, président de la chambre syndicale des 301 hôtels de l’île, explique : « Il va falloir embaucher pour désinfecte­r, servir en chambre, contrôler l’applicatio­n des règles. L’eau potable sera examinée chaque mois, le niveau de chlore et la températur­e des jacuzzis, toutes les heures. On doit acheter des masques, des gants, du gel hydroalcoo­lique, des tests PCR pour le personnel, à 70 euros chacun. Rien que pour l’un de mes trois hôtels, cela coûte 2 500 euros par semaine. On pourrait tester aléatoirem­ent, mais il faut être irréprocha­ble si un client présente des symptômes et nous attaque. » Encore faudrait-il qu’il en vienne. À partir du 15 juin, la Grèce accueiller­a des ressortiss­ants de 29 pays peu touchés par le Covid, qui n’incluront pas les gros pourvoyeur­s comme le

Royaume-Uni ou la Chine. Ceux-là sont soumis à un test obligatoir­e (et une quatorzain­e), qui sera aléatoire en juillet. Difficile cependant d’évaluer l’effet de la peur et la fonte des budgets des Européens après le confinemen­t. « Nous avons levé les restrictio­ns, sélectionn­é les pays, organisé les tests, créé des protocoles stricts, préparé le traitement pour les cas éventuels, résume Haris Theocharis. On a résolu 90% des problèmes. Le reste relève de la politique de retour des États.» Le Royaume-Uni impose une quatorzain­e à ses citoyens rentrant de voyage. Le commissair­e européen Thierry Breton a lancé un plan de relance du tourisme, c’est un test de solidarité pour l’Europe. La Grèce attend d’ailleurs toujours que les États membres de l’UE accueillen­t leur quota de réfugiés… Pour juillet, le taux de réservatio­n à Santorin est de 30 %. « Pour couvrir les coûts, il nous faut 45 %, précise Nomikos. Cet été servira juste de test. » Santorin est une marque internatio­nale, les autres destinatio­ns seront encore moins remplies. Et personne ne peut prédire les conséquenc­es d’éventuelle­s contaminat­ions.

Masques et rideaux. Les restaurant­s ont ouvert, en terrasse. Le soir, certains des 20000 habitants de l’île, qui voient défiler 3 millions de touristes par an, se retrouvent, épaules rentrées, par 15 degrés ventés. Le personnel se fait au masque. «C’est répugnant, ça bouge, et les clients ne voient pas si je les accueille avec le sourire», se plaint une serveuse qui le porte vaillammen­t. Plus loin, une taverne a protégé sa terrasse de rideaux de plastique, il y fait tiède. C’est l’anniversai­re d’un musicien de rébétiko de Fira, il joue avec ses amis. On boit du tsipouro, on chante, ça parle de femmes, d’alcool et de haschisch, on danse le sirtaki, la patronne

« Nous sommes prêts. Les hôtels sont petits, c’est facile de conserver les distances. » Antonis Sigalas, maire de Santorin

a noué son masque au bout ■ de son collier, en pendentif, avec sa croix, elle offre des parts de gâteau avec trois cuillères. Difficile, sur l’île coupée du monde et qui n’a connu aucun cas, de penser sans cesse au Covid. « Il va falloir appliquer ces règles, pourtant ! » martèle Giorgia Tsara, sommelière en chef et directrice du restaurant gastronomi­que Selene. Lorsqu’elle est arrivée en ferry, en 1998, elle a été saisie par la caldeira. Elle y est restée et pleure dès qu’elle part. Elle a profité du confinemen­t pour repenser les menus et réfléchir au moyen de garder ses 60 employés. De sa terrasse, la vue plonge sur la mer, après un enclos d’ânes et des hectares de vigne. « En 2005, il n’y avait pas une maison, et maintenant, il y en a partout. Le développem­ent n’est pas du tout durable », soupire-t-elle. Plus bas, Pâris Sigalas, dont le vin blanc assyrtiko est célèbre, fait figuredeDo­nQuichotte­desCyclade­s, un Don Quichotte au prénom de héros antique qui se battrait pour protéger les moulins à vent contre les hôtels de luxe. Il vit au-dessus de son ancien pressoir, avec ses poules et ses oies. « Notre vignoble est unique au monde, un vignoble-musée qui n’a pas connu le phylloxéra, sur une terre volcanique qui conte la relation de l’homme à la nature pour exister depuis 3 000 ans, vante-t-il en versant un excellent rouge, un mavrotraga­no de 2008. Il n’a pas donné son potentiel parce qu’il faudrait sélectionn­er les parcelles. Or ceux qui connaissai­ent leurs qualités sont partis et on construit des hôtels sans savoir. Un vignoble du tiers-monde, avec des immeubles au milieu, ne peut pas s’attaquer au marché mondial. » C’est un cercle vicieux. La production est faible et les raisins si chers que la moindre bouteille coûte 25 euros. L’essentiel est consommé par les touristes et la saison s’annonce catastroph­ique. Yannis Valambous, 40 ans, a lancé le domaine Vassaltis avec deux oenologues. Il a créé un domaine moderne, lancé le premier « pet nat », pétillant naturel. Et se rend à l’évidence : « Nous avons un vin fantastiqu­e mais il est en compétitio­n avec le coucher de soleil. Je comprends, le tourisme est lucratif, mais le gouverneme­nt aurait pu le réguler, sanctuaris­er des terres, faire plus de vin. » Il désigne une constructi­on, en bordure de son terrain : « On m’a proposé la parcelle, trop chère. Tant pis, je ne peux pas sauver le monde. On plantera des oliviers pour cacher. » Ces derniers temps, Yannis a redécouver­t l’île sans embouteill­ages, stupéfait du calme, d’entendre les oiseaux, d’avoir le temps. « Les hôtels étaient fermés, alors les gens sont retournés aux champs », raconte-t-il. À l’autre bout de l’île, Filippos Drossos, 51 ans, est courbé sur ses petites tomates sucrées, ses concombres et ses fèves, hydratés par la terre volcanique. Il est le seul d’une fratrie de quatorze à s’y consacrer vraiment, mais il a tout de même un restaurant. « C’est grâce au tourisme qu’on a eu l’eau, l’électricit­é, une belle maison, que mes enfants sont allés à l’université », dit-il. Mais il se rappelle avec nostalgie les récoltes en famille, les déjeuners sous l’olivier, la confiance entre voisins.

Expansion. Un plan pour Santorin existe, qui prévoit d’interdire les voitures en centre-ville. La municipali­té veut aussi répartir les bus le long de la caldeira pour empêcher la concentrat­ion à Oia, se mettre à l’énergie solaire, interdire le plastique. Mais le maire, Antonis Sigalas, annonce un programme d’expansion à 200 millions d’euros. « L’idée que Santorin est trop développée est erronée. Nous allons construire un nouveau port, une marina, une deuxième télécabine, de meilleures routes, agrandir l’aéroport. Il faut lancer l’agrotouris­me, le tourisme archéologi­que, la randonnée, les séjours religieux, dans les villages. Et développer, de façon maîtrisée, l’île d’en face, Thirassia, qui est comme Santorin dans les années 1960. » La dépendance au tourisme semble irrémédiab­le, et risquée quand il se fait plus incertain. « Oui, il faut le repenser, à long terme, concède Theocharis, le ministre. Mais pour l’instant, mon problème n’est pas le tourisme de masse, c’est de faire revenir les visiteurs, pour préserver les emplois et l’expertise.» Le souvenir de la crise est frais. Seraphim Seferiades, politologu­e de l’université Panteion, l’assure, « ce n’est qu’une question de temps avant que les manifestat­ions reprennent. La crise économique sera monstrueus­e, et une nouvelle phase d’austérité serait insupporta­ble ». Le gouverneme­nt le sait et tente de relancer l’économie. En attendant les touristes

« Nous espérons sauver la moitié des emplois, mais 20 % des entreprise­s vont faire faillite. » Nikos Nomikos, président de la chambre de commerce

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Cette plateforme est d’ordinaire prise d’assaut par les touristes qui admirent le coucher de soleil sur la caldeira, à Oia.
Horizon. Cette plateforme est d’ordinaire prise d’assaut par les touristes qui admirent le coucher de soleil sur la caldeira, à Oia.
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À partir du 15 juin, la Grèce accueiller­a les ressortiss­ants de 29 pays. L’île de Santorin voit défiler plus de 3 millions de touristes par an.
Nouvelle saison. À partir du 15 juin, la Grèce accueiller­a les ressortiss­ants de 29 pays. L’île de Santorin voit défiler plus de 3 millions de touristes par an.
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Les habitants,
20 000 environ, ont pu redécouvri­r le calme d’une île sans embouteill­ages.
Parenthèse. Les habitants, 20 000 environ, ont pu redécouvri­r le calme d’une île sans embouteill­ages.

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