Le Point

Adama Traoré, la contre-enquête

La mort du jeune homme a été érigée en symbole des violences policières en France. La réalité est plus complexe.

- PAR MARC LEPLONGEON

Il gît dans la cour de la gendarmeri­e de Persan, à même le sol, les poignets derrière le dos, entravés par des menottes. Personne ne sait vraiment si le jeune homme, interpellé quelques minutes plus tôt par un équipage de trois gendarmes, respire encore. Il fait plus de 30 degrés ce jour de juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise, dans le Val-d’Oise, et la chaleur, étouffante a tout imprégné, l’air ambiant comme le bitume. Les pompiers, appelés par les forces de l’ordre, arrivent sur place à 17h59 et 49 secondes et sonnent aussitôt l’alerte : « Message demande de renfort. Je demande un SMUR pour personne inconscien­te. » Le jeune homme ne porte trace d’aucun sévice. Les secours tentent une heure durant de le ramener à la vie. En vain.

À 21 heures, la températur­e de la dépouille, selon le centre hospitalie­r de Gonesse, est encore supérieure à 39 degrés.

Quatre ans plus tard, 20 000 manifestan­ts, rassemblés devant le palais de justice de Paris, scandent son nom et réclament

« justice », faisant d’Adama Traoré, à la suite de George Floyd aux États-Unis, le symbole des violences policières de tout un pays. Après des années d’investigat­ions, personne ne peut pourtant répondre avec certitude à la seule question qui vaille : de quoi Adama Traoré est-il décédé ? D’un plaquage ventral lors de son interpella­tion, comme le répète l’avocat de la famille, Me Yassine Bouzrou, qui dénonce un traitement « pire qu’à un animal. Adama Traoré est mort comme un chien après s’être uriné dessus ». Ou d’une pathologie préexistan­te à son arrestatio­n, ainsi que s’échine à le dire Me Rodolphe Bosselut, avocat de deux des gendarmes, aux côtés de Mes Pascal Rouiller et Sandra Chirac Kollarik.

19 juillet 2016, en milieu d’après-midi. Les gendarmes du Peloton de surveillan­ce et d’interventi­on de la gendarmeri­e (PSIG) reçoivent pour mission de mener des contrôles d’identité afin de trouver Bagui Traoré, frère d’Adama, un délinquant multirécid­iviste recherché dans le cadre d’une enquête ouverte pour extorsion de fonds. L’homme est repéré près d’un café, aux côtés d’un jeune camarade sur un vélo. Bagui se laisse facilement arrêter, mais pas son compère, qui prend la fuite en courant, direction le parc le plus proche. Deux gendarmes en civil se lancent à sa poursuite. L’un d’entre eux parvient à l’arrêter et réussit à le « mettre au sol en lui mettant un genou sur le dos et à lui maintenir les mains dans le dos », raconte un témoin qui, sur le procès-verbal, a tenu à rester anonyme. Les deux hommes sont « exténués » par la course, ajoute-t-il.

Cafouillag­e. Sur le chemin du retour, en direction de la voiture, les gendarmes encadrent leur suspect, entravé. C’est à ce moment précis qu’Adama Traoré leur aurait révélé son identité avant de réclamer une pause, trente secondes, pour reprendre son souffle. Le répit est de courte durée. Un homme, connaissan­ce d’Adama, s’est rapproché de ce dernier et vient au contact des gendarmes. S’ensuit une bagarre qui permet à Adama Traoré et à son sauveur, jamais identifié, de prendre la fuite. Cafouillag­e. Les radios grésillent, les appels fusent. 17h14 : « Je demande au moins un véhicule en renfort », entend-on. 17h29 : « Un individu menotté serait en train de se cacher. » 17h30 : « Individu repéré par un automobili­ste rue de la République. »

Pendant un quart d’heure, les gendarmes poursuiven­t Adama Traoré, qui a trouvé refuge chez un homme, Mohammed*, témoin clé de la procédure. Aux gendarmes les plus proches, Romain, Arnaud et Matthias – contre lesquels la famille Traoré portera bientôt plainte –, Mohammed fait de grands

« Ce gendarme me répète que cet individu est violent et qu’il simule. Je constate que la victime n’a plus de ventilatio­n. » Damien*, pompier expériment­é

signes pour leur indiquer qu’Adama, « essoufflé », ■ incapable de « parler », est chez lui. « Mohammed me supplie de ne pas divulguer son identité et de ne pas dire que c’est lui qui a permis l’interpella­tion, car il connaît la famille Traoré, et notamment ses frères, et il a très peur des représaill­es », assure Romain. La scène suivante est un huis clos total. Mohammed, resté dehors, voit les gendarmes pénétrer chez lui. Le salon est plongé dans le noir, les volets fermés. À terre, « une forme humaine, comme cachée dans un drap, au pied du canapé », relate Romain. Adama, torse nu, tente de se camoufler.

Bientôt interrogé par les enquêteurs, le gendarme lâche alors cette phrase : « Nous nous jetons sur lui avec mes deux collègues. » Un peu plus loin dans son audition, Romain précise : « Je n’ai porté aucun coup (…) mais il a pris le poids de notre corps à tous les trois au moment de son interpella­tion. » « On se trouvait à trois dessus », confirme Arnaud, son coéquipier. Pour la famille Traoré et son très actif comité de soutien, représenté par la soeur d’Adama, Assa, voilà la preuve que le jeune homme est mort par asphyxie. Arnaud aura beau revenir sur son propos devant les enquêteurs, affirmant s’être « mal exprimé » : « J’immobilisa­is sa jambe gauche et contrôlais sa droite avec le pied. Mes deux autres collègues avaient chacun un bras. En aucun cas, il n’y a eu de grosse pression sur la personne. » Trop tard. Le bruit d’une bavure policière se répand.

Smur en retard. Adama se débat, les agents essaient tant bien que mal de lui passer les menottes. Sans qu’on se l’explique, la paire qu’on lui avait déjà mise dans le parc ne pend plus que sur un seul de ses poignets. Selon Mohammed, resté à l’extérieur, la scène n’aurait pas duré plus de « trente secondes, à peine une minute ». Rien de comparable avec les huit minutes et quarante-six secondes de torture infligées à Floyd. « C’est faux, répond Me Bouzrou. J’affirme que l’interpella­tion a duré plusieurs longues minutes. » Il y a, en revanche, comme pour l’Américain, ces mêmes mots : « J’ai du mal à respirer. » Adama se met péniblemen­t debout, traverse les quelques mètres qui le séparent de la voiture des gendarmes avant d’être placé à l’arrière. Sur le très court chemin vers la gendarmeri­e, il perd connaissan­ce et urine sur lui. « Au portail, je signale au chef que l’individu présente des signes d’un malaise, confie Matthias (…) Il a l’air mou, il n’est pas ferme sur ses appuis. Il a besoin d’assistance pour sortir de la voiture. »

L’homme est allongé sur le sol sur une petite place en béton, à l’ombre, en position latérale de sécurité (PLS). Les secours sont immédiatem­ent appelés. Quand Damien*, vingt-sept ans d’expérience chez les pompiers, arrive une poignée de minutes plus tard, il assure le trouver « sur le ventre, face contre terre », contrairem­ent à sa collègue, Sophie, qui assure du contraire. Le pompier joute: Je demande à [un] gendarme de faire retirer les menottes de la victime qui sont toujours placées sur les poignets. Mains dans le dos. Ce gendarme me répète que cet individu est violent et qu’il simule. Je constate que la victime n’a plus de ventilatio­n. Je demande une seconde fois au gendarme de retirer les menottes afin de commencer un massage cardiaque. Il s’exécute malgré sa réticence apparente. » Les gendarmes, eux, étaient certains d’avoir bien perçu une respiratio­n quelques secondes plus tôt. Quant au rythme cardiaque, difficile à dire, admet Damien : « Nous avons posé l’appareil (…) et il nous a indiqué la donnée 62. Cependant, on se méfie de cet appareil car, par exemple, nous l’avons déjà apposé sur un mannequin et il nous a donné un pouls. »

En réalité, les services de secours ont toutes les peines du monde à prendre les constantes du jeune homme. Le Smur arrive en retard, après s’être rendu au mauvais endroit – une autre interventi­on a lieu dans la même rue. Et une incompréhe­nsion dure de longues minutes entre pompiers et médecins sur l’état véritable du patient, décrit comme « inconscien­t » alors qu’on comprend, à la lecture des retranscri­ptions du Samu 95, qu’Adama Traoré n’a plus donné de signe

respiratoi­re depuis 18 h 02. « Putain, quand ça veut pas, ça veut pas… (…) Il a 24 ans… », lâche un médecin, dépité, sur les ondes du Samu.

La famille Traoré se masse au portail de la gendarmeri­e. « Dès lors que le décès est annoncé, on passe en mode insurrecti­on (…) Au final, la brigade se fait attaquer », raconte un gradé. Bagui, le frère interpellé, est relâché. Le rapport d’autopsie d’Adama conclut à l’absence de lésions évocatrice­s de violences récentes. Le jeune homme est connu pour une « toxicomani­e aux stupéfiant­s » et un « éthylisme chronique ». Dès le lendemain, la communicat­ion du parquet de Pontoise est catastroph­ique. Sans élément probant allant dans ce sens, le procureur de l’époque parle d’un « malaise cardiaque » et d’une « infection très grave touchant plusieurs organes ». Une informatio­n judiciaire est ouverte, rapidement dépaysée à Paris à la demande de la famille Traoré.

Les gendarmes, d’abord ceux de la section de recherche de Versailles, puis de l’Inspection générale de la gendarmeri­e nationale (IGGN), mènent une instructio­n minutieuse. Le copieux passé judiciaire d’Adama est déterré par les boeuf-carottes de la gendarmeri­e, qui dépeignent dans leurs procès-verbaux les pressions que le clan Traoré ferait peser sur les investigat­ions. Ainsi Mohammed, l’homme qui avait indiqué à la police l’endroit où se cachait Adama, disparaît subitement sans se rendre à ses convocatio­ns. Les enquêteurs devront interroger les fichiers de la CAF pour trouver sa nouvelle adresse et prendre attache téléphoniq­ue avec lui: « Il espère que cette affaire ne concerne pas l’affaire Traoré, car il a déménagé du fait de cette famille et de la peur des représaill­es pour son fils », indiquent les enquêteurs dans leur procès-verbal. « Un menteur et un délinquant qui ne répond pas à ses convocatio­ns judiciaire­s », tacle Me Bouzrou.

Plainte pour viol. Deux ans plus tôt, l’ambiance était déjà devenue lourde quand les gendarmes avaient exhumé une plainte pour viol déposée par l’ancien codétenu d’Adama en mai 2016. C’est la mère du jeune homme qui s’était présentée un jour au commissari­at de Cergy-Pontoise. Son fils est en « extrême souffrance » depuis le 14 mai, avait-elle dit. Kevin* lui aurait dit qu’Adama l’« empêchait de dormir » et l’« enroulait dans un drap » . Le prisonnier craque, est finalement changé de bâtiment, puis placé à l’isolement. La mère le revoit quelques jours plus tard : « Dès que je l’ai vu, il s’est mis à pleurer. Je lui ai demandé ce qui se passait, il m’a répondu par deux fois : il m’a violé. Je lui ai demandé qui ? Il m’a dit mon ancien codétenu, Adama Traoré. » La dénonciati­on est grave mais l’enquête, du fait de la mort d’Adama deux mois plus tard, n’aura pas lieu. Ce derniern’ajamais« étéconvoqu­éàcesujet»,selonMeBou­zrou, et n’a jamais pu donner sa version des faits.

En février 2017, une expédition punitive est lancée par Yacouba, un des frères d’Adama, contre Kevin : « Je voulais juste parler avec lui pour la rumeur sur Adama », dira-t-il à l’audience. La victime se refugiera, en sang, chez des riverains. Yacouba sera condamné à dix-mois mois de prison avec mandat de dépôt. Ce n’est pas une première : la fratrie Traoré est connue pour ses multiples séjours en prison. En juillet 2019, Bagui Traoré sera même renvoyé aux assises pour « tentatives d’assassinat » contre des membres de forces de l’ordre, lors d’émeutes qui ont suivi la mort de son frère.

Le climat est explosif, mais la guerre est avant tout politique. La bataille de la communicat­ion s’engage. La charismati­que Assa Traoré explique, sur tous les plateaux, qu’en pointant le casier judiciaire de ses frères on cherche à décrédibil­iser les violences subies par Adama. D’ailleurs, ajoute-t-elle, le 19 juillet 2016, c’est simplement parce que son frère n’avait pas ses papiers d’identité, et qu’il craignait un contrôle, qu’il a pris la fuite. Les gendarmes s’étouffent devant l’affirmatio­n. Un sachet d’herbe de cannabis et 1 330 euros en liquide n’ont-ils pas été retrouvés sur son corps lors de son interpella­tion, argent qui a depuis été restitué à la famille ? Mais sur le fond, Me Bouzrou, très offensif, n’en démord pas, et dépose bientôt une nouvelle plainte pour non-assistance à personne en péril. La faute des gendarmes ? « Le choix de ne pas retirer à Adama les menottes qu’il portait alors qu’ils avaient nécessaire­ment conscience que le fait d’être entravé gênait la respiratio­n de M. Traoré », note l’avocat. Les expertises, enfin – le nerf de la guerre – se succèdent depuis quatre ans. En 2017, des médecins expliquent ainsi que la mort est liée à des fragilités antérieure­s et plurifacto­rielles, ce que conclut un nouveau rapport médical de 2018, qui affirme que le « pronostic vital était engagé de façon irréversib­le » avant l’interpella­tion. En 2019, alors que l’instructio­n est terminée, la famille relance la procédure en versant une nouvelle expertise de quatre docteurs, lesquels soutiennen­t que leurs pairs n’ont livré que des « spéculatio­ns théoriques » et invitent à s’interroger sur une possible « asphyxie mécanique ou positionne­lle ». Une expertise infirmée en mars 2020 par un nouveau collège d’experts. Mais le 2 juin, ultime rebondisse­ment: Me Bouzrou livre les conclusion­s d’un professeur d’hôpital qui s’était déjà penché sur le cas Traoré par le passé, et qui, en l’espace de cinq jours, a été capable de rendre un nouvel avis médical, lequel soutient la thèse d’une asphyxie induite par un « placage ventral ».

« Du délire, s’emporte Me Bosselut. Il n’y a eu aucun placage ventral dans ce dossier. » Quatre ans après les faits, aucune partie ne semble prête à abandonner sa vérité. À ce stade, aucun des gendarmes n’a été mis en examen. « C’est facile de mettre nos enfants en prison, mais ce n’est pas facile de mettre les gendarmes en prison, dira la mère d’Adama aux juges. Et de poursuivre ce dialogue de sourds : J’ai des enfants qui sont incarcérés à cause de ces gens-là. Les gendarmes, eux, vivent et travaillen­t tranquille­ment. Mes enfants n’ont rien fait. »

■ Les prénoms ont été changés.

La fratrie Traoré est connue pour ses multiples séjours en prison.

 ??  ?? Emblème. Adama Traoré, décédé à 24 ans le 19 juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise au cours de son interpella­tion par les gendarmes.
Emblème. Adama Traoré, décédé à 24 ans le 19 juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise au cours de son interpella­tion par les gendarmes.
 ??  ?? Tenace. Me Yassine Bouzrou, l’avocat de la famille, soutient que la mort d’Adama Traoré est consécutiv­e à un plaquage ventral.
Tenace. Me Yassine Bouzrou, l’avocat de la famille, soutient que la mort d’Adama Traoré est consécutiv­e à un plaquage ventral.

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