Pour l’ex-« père Fouettard » de l’euro, aujourd’hui président du Bundestag, l’UE peut sortir gagnante de la pandémie.
Le Point : Vous êtes aujourd’hui en télétravail dans votre circonscription d’Offenbourg, à quelques kilomètres de Strasbourg. Comment avez-vous vécu la fermeture de la frontière franco-allemande, au début de la pandémie? Wolfgang Schäuble :
J’étais triste. Depuis des dizaines d’années dans notre région, nous vivions sans frontières et jamais nous n’aurions pu imaginer en arriver là. Mais, au début de la pandémie, chaque pays a pris des mesures dans l’urgence. La France a décidé la fermeture des magasins et, chez nous, les gens se sont dit : «Nous n’avons pas assez de papier toilette et maintenant les Français vont venir faire leurs courses chez nous.» La pression était très forte et c’est pourquoi nous avons pris cette mesure qui, Dieu merci, sera définitivement levée le 15 juin. Je crois que cela nous servira de leçon pour l’avenir : pour éviter la fermeture des frontières, les pays européens devront se concerter et se mettre d’accord sur des mesures communes.
Sans la France et l’Allemagne, rien ne va plus, dit-on. Nos deux pays viennent de proposer un vaste plan de relance de 500 milliards d’euros pour l’Europe. Quelle importance accordez-vous à cette proposition, qui nous a pris par surprise?
● Première fois ministre en 1984.
● Ministre de l’Intérieur entre 1989 et 1991, il mène les négociations aboutissant au traité d’unification de la RFA et de la RDA.
● Dans un fauteuil roulant depuis le 12 octobre 1990, lorsqu’un déséquilibré lui tire dessus à trois reprises en plein meeting électoral. Paralysé, il reprend ses fonctions moins de trois mois après ce qu’il qualifie d’ « accident ».
● Ministre des Finances entre 2009 et 2017, il est réputé pour sa rigueur sur la question de l’équilibre budgétaire, le fameux « schwarze Null », le zéro noir – les Européens le surnomment
« le père Fouettard ». En 2015, il est favorable à la sortie de la Grèce de la zone euro pour sauver l’Europe.
● Président du Bundestag depuis 2017.
Cela est l’un des fondements de notre économie sociale de marché. Le moment serait mal choisi, alors que nous traversons une crise aussi grave, de remettre sur le tapis le vieux débat sur les bonds communs, sur une mutualisation de la dette, mais nous devons débattre des moyens à mettre en place sous la responsabilité de l’Europe. Et bien sûr cela n’est possible en ce moment qu’en faisant massivement appel à la dette.
D’après les traités en vigueur, l’Europe ne dispose pas de ressources qui lui sont propres.
D’après le traité de Lisbonne, l’Europe n’a pas la solvabilité nécessaire pour contracter une dette. En Allemagne, nous sommes prêts à envisager une modification du traité de Lisbonne. Richard Ferrand et moi-même avons pris position sur ce point afin d’envisager des ressources propres à l’Union européenne. Les ministères des Finances ont déjà réfléchi à une réforme des traités qui permettrait d’étendre les possibilités d’emprunt de l’Union européenne. Mais, pour cela, il faut un cadre légal clairement défini.
Le récent jugement de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a été interprété en France comme une tentative de «renationalisation». À qui le dernier mot, à Karlsruhe ou à la Cour de justice de l’Union européenne de Luxembourg?
Personne à Karlsruhe n’a remis en question la prérogative de droit européen. En vertu du traité de Lisbonne, la souveraineté nationale a été en partie transférée aux institutions européennes, à la Commission, au Parlement, aux Conseils, à la Banque centrale européenne et c’est une bonne chose. Mais si la Cour européenne interprète les traités d’une façon inacceptable pour nous, alors il faut en débattre. Quand j’ai lu ce jugement, j’ai tout de suite appréhendé la réaction de la France, mais aussi de nombreux pays européens. Les juges de Karlsruhe aussi en étaient conscients. Il faut maintenant s’efforcer de faire comprendre à tous que les juges veillent au respect des termes juridiques des traités.
« Nous devons profiter de cette crise pour promouvoir l’innovation en Europe et la protection du climat. »
L’Allemagne risque fort de mieux s’en sortir sanitairement et économiquement que les autres dans cette crise liée à la pandémie. Va-t-elle faire des envieux en Europe?
Bien sûr, le fait que notre système de santé se soit révélé plus performant et que nous ayons repris les matchs de la Bundesliga avant les autres suscite un certain ressentiment chez nos voisins. C’est pourquoi le message apporté par la chancelière dans le cadre de l’initiative franco-allemande était si important : nous ferons tout pour que l’ensemble des pays européens, et pas seulement nous, sortent renforcés de cette crise. Mais chacun doit y mettre du sien. Les Allemands doivent être vigilants pour ne pas se montrer arrogants et prétendre savoir tout mieux que les autres.
La coalition à Berlin vient d’adopter un second plan de relance de 130 milliards d’euros. «Il pleut de l’argent!» commentait un journal. Jusqu’à présent, l’Allemagne a injecté
quatre fois plus d’argent que la France dans son économie, de cinq à six fois plus que l’Italie. Ce décrochage déjà profond entre la première économie de la zone euro et les autres pays de l’Union, la France en particulier, ne risque-t-il pas de s’accentuer encore?
Tout cela est relatif. N’oubliez pas qu’il n’y a pas si longtemps l’Allemagne était l’homme malade de l’Europe. Nous sommes loin d’être performants dans tous les secteurs. Sur le numérique, sur Internet, nous ne sommes pas forts du tout. Regardez le mal qu’ont eu nos écoles pour organiser des cours en ligne ou en vidéoconférence durant le confinement. Notre infrastructure aussi est défaillante. Il est possible qu’à la fin de l’année nous inaugurions enfin un nouvel aéroport à Berlin. Mais sa construction s’est éternisée. La force de notre économie a reposé au cours des dernières années sur les grandes performances de l’industrie automobile. Mais sommes-nous à la pointe de la nouvelle mobilité ? Regardez le succès de Tesla. L’Allemagne a pris beaucoup de retard dans ce domaine. Quand je regarde le programme pour l’industrie automobile française qu’a annoncé Emmanuel Macron, il est clair que la France veut devenir leader dans le domaine de l’électromobilité. L’Allemagne n’a pas critiqué le président Macron pour les mesures qu’il a mises en place afin de soutenir l’industrie automobile française, et en échange on devrait se garder de critiquer l’Allemagne, d’autant que le second plan de relance qui vient d’être annoncé ne prévoit pas, malgré la forte pression exercée par les patrons des groupes automobiles, de prime à la casse pour encourager l’achat de voitures traditionnelles. Cela est une bonne décision. Il faut donc relativiser la superpuissance de l’Allemagne. Nous avons depuis des années une croissance très modérée, notre démocratie traverse une phase compliquée.
« Les Allemands ne doivent pas se montrer arrogants et prétendre savoir tout mieux que les autres. »
L’Allemagne prend la présidence du Conseil européen de l’UE le 1er juillet. Quels seront ses objectifs en ces temps si tourmentés?
Plusieurs dossiers vont occuper la présidence allemande. Nous devons continuer à lutter contre la pandémie, qui est loin d’être jugulée. Nous devons redresser l’économie européenne. L’initiative Macron-Merkel est un premier pas dans cette direction. Par ailleurs, Angela Merkel a déjà annoncé qu’elle souhaite faire de la relation entre l’Union européenne et la Chine l’une des priorités de la présidence allemande. Enfin, autre point crucial : le thème de la migration, qui est un peu passé au second plan avec la pandémie. Il incombe à l’Europe de stabiliser l’Afrique pour contrôler les flux migratoires.
Après des mois de grève et de débats houleux, la réforme des retraites d’Emmanuel Macron est suspendue en raison de la pandémie. Êtes-vous pessimiste sur la capacité de la France à se réformer?
J’ai l’espoir que la France se réforme. Je crois que la