L’éditorial d’Étienne Gernelle
Certains ravis de la crèche du confinement ont cru y voir une sorte d’idéal décroissant et contemplatif. Les farceurs. Désormais que le couvercle se lève, la France fait un peu peur. Faut-il reprendre à notre compte le prémonitoire discours prononcé par Alexis de Tocqueville à la Chambre le 27 janvier 1848, dans lequel il disait : « Je crois que nous nous endormons à l’heure qu’il est sur un volcan » ? Difficile aujourd’hui de ne pas constater une agressivité montante, une rage diffuse, comme si le pays avait des comptes à régler avec lui-même. Mais quels comptes ? Que se passe-t-il ? On ne sait, jamais, exactement : Tocqueville voyait à l’origine des grands événements un « enchevêtrement de causes secondaires ». Tout au plus peut-on établir une petite liste des feux mal éteints.
Racialisme. D’abord, et c’est le plus visible, les manifestations déclenchées par le meurtre de George Floyd aux États-Unis, qui prennent chez nous en étendard le cas Adama Traoré (pourtant très différent, lire p. 44). Tout cela révèle, au-delà de ces affaires, une atmosphère chargée. Les indigénistes, manipulateurs habiles de matières inflammables, se chargent en outre d’ajouter au problème du racisme un racialisme (instrumentalisant le fameux « privilège blanc ») qui n’est qu’un avatar du premier. Mais ces fossoyeurs de l’antiracisme ne doivent pas faire oublier la cause qu’ils desservent si bien. Le danger en la matière est connu. Puisqu’on en est à citer Tocqueville, souvenons-nous de ce qu’il écrivit à propos d’Arthur de Gobineau et de son Essai sur l’inégalité des races humaines, publié en 1853 : « Ne voyez-vous pas que de votre doctrine sortent naturellement tous les maux que l’inégalité permanente enfante, l’orgueil, la violence, le mépris du semblable, la tyrannie et l’abjection sous toutes ses formes?» La période, de ce point de vue, a de quoi inquiéter. L’angoisse de certains, face à des policiers, en raison de la couleur de leur peau, coexiste avec la peur des forces de l’ordre dans des quartiers où ils ne sont pas les bienvenus. Inutile de comparer ou de hiérarchiser, les deux s’additionnent.
On se demande parfois, depuis les émeutes de 2005, quand les banlieues s’embraseront à nouveau. La réponse paternaliste habituelle (rénovation urbaine et emplois aidés) a fait long feu, la promesse « libérale de gauche » de Macron (émancipation par l’ouverture du marché du travail) n’est pas allée au bout de sa logique. Et la crise du Covid a frappé les quartiers périphériques plus durement que les autres, alors que nombre de leurs habitants ont, au travers des livreurs et transporteurs, largement contribué à la « voie sacrée » qui a nourri la France.
Parmi les braises enfouies, n’oublions pas non plus les Gilets jaunes. Il y a tout lieu de penser que ce mal-être-là est toujours présent, et qu’il s’est peut-être même aggravé. La crise économique du Covid-19 est, d’une manière générale, extraordinairement asymétrique. D’abord, elle accable le secteur privé, et lui seul. La fonction publique n’a, elle, pas subi de baisse de revenus par le biais du chômage partiel et demeure à l’abri des suppressions d’emplois. Une partie de cette dernière a été très sollicitée, et a même payé un lourd tribut au virus – les soignants –, mais le reste s’en sort bien. Les salariés des grandes entreprises ne sont pas en trop mauvaise posture : ceux qui seront concernés par des plans de départ (le plus souvent non contraints) bénéficieront de conditions plutôt généreuses. Les employés des petites et moyennes entreprises ont eux plus de soucis à se faire. Quant aux indépendants, commerçants ou restaurateurs, par exemple, ou encore aux autoentrepreneurs, qui ferment boutique en silence, ils entrent pour beaucoup dans la « France périphérique ».
Incendie. Certes, le gouvernement a usé des grands moyens pour prévenir l’incendie. Mais comme il n’en a pas, précisément, les moyens, une partie de la catastrophe apparaîtra plus tard. Et l’attente de celle-ci est pour beaucoup insupportable, comme l’attente d’un verdict. Pendant ce temps-là, l’État réglemente. Il n’a, de ce point de vue, pas perdu la main. Après les 21 millions de contrôles individuels durant le confinement et la création d’un délit de « violation
répétée », il continue de régir avec un luxe de détails la pratique des sports ou la manière de servir dans les restaurants. Chacune de ces mesures peut parfaitement se justifier, mais on sait, depuis les Gilets jaunes, que des petits agacements naissent de grandes colères. L’idée n’est pas d’annoncer la révolution : les Cassandre finissent toujours par avoir raison, c’est un jeu ridicule et trop facile. Et bien malin qui peut dire avec assurance ce qu’il faudrait faire. En revanche, il fait peu de doute qu’ériger le raccommodage en politique ne nous garderait de rien. Tocqueville (encore) : « Ayons donc de l’avenir cette crainte salutaire qui fait veiller et combattre, et non cette terreur molle et oisive qui abat les coeurs et les énerve. »
La crise économique du Covid-19 est extraordinairement asymétrique. D’abord, elle accable le secteur privé, et lui seul.