Éditoriaux : Luc de Barochez, Pierre-Antoine Delhommais, Nicolas Baverez
En soutenant les milices de Tripoli contre le maréchal Haftar, la Turquie s’ouvre les portes de l’Afrique du Nord. Et ruine la diplomatie française.
La Méditerranée devient-elle une mer turque ? La marche victorieuse de Recep Erdogan ces dernières semaines en Libye a rebattu les cartes. Les très efficaces drones de fabrication turque qu’il a déployés, ainsi que les mercenaires syriens qu’il a acheminés, ont sauvé la mise aux milices gouvernementales de Tripoli. L’homme fort de l’Est libyen, le maréchal Haftar, a été contraint de se replier en direction de son fief de la Cyrénaïque. Son échec à conquérir la capitale, après quatorze mois d’efforts, est aussi un revers pour ses soutiens, parmi lesquels la Russie, les Émirats arabes unis, l’Égypte, mais aussi la France.
Le président turc compte tirer un profit stratégique considérable de son intervention en Libye. Grâce à son alliance avec le gouvernement reconnu par l’ONU, il peut espérer prendre pied durablement en Afrique du Nord, où il s’appuie sur les réseaux des Frères musulmans. Il conforte aussi ses prétentions à mener des forages d’hydrocarbures en Méditerranée orientale, au grand dam de la Grèce, de Chypre et de l’Égypte. De manière générale, il gagne en prestige et en influence à l’extérieur, au moment où la récession économique, l’inflation galopante et l’usure de son régime le placent sur la défensive à l’intérieur.
Vladimir Poutine d’abord, Recep Erdogan ensuite, ont utilisé le conflit libyen pour s’implanter sur la rive sud de la Méditerranée,
grâce au désintérêt des Américains mais aussi grâce à l’inaction et aux divisions des Européens. La France porte sa part de responsabilité dans la catastrophe. Paris a été, avec Londres, à l’initiative de l’intervention militaire de l’Otan en 2011, pendant le si mal nommé « Printemps arabe ».
Une fois Mouammar Kadhafi renversé et tué par les insurgés libyens, il s’avéra que Paris n’avait ni solution politique de rechange, ni projet partagé avec les autres Européens pour l’avenir du pays, ni même les moyens d’empêcher une guerre civile. Depuis cet épisode, la France ne veut plus apparaître comme une partie dans le conflit. Isolée dans le camp occidental, elle ne s’impose pas non plus comme un artisan de la paix.
Dès son élection en 2017, Emmanuel Macron a fait de la Libye un dossier prioritaire. Il a tenté vainement un « coup » diplomatique en réunissant à deux reprises les protagonistes de la crise en France, en 2017 puis en 2018. Parallèlement, il a poursuivi le soutien français au maréchal Haftar contre le gouvernement dit « d’entente nationale » de Tripoli. Emmanuel Macron entendait manifester ainsi son « réalisme » puisque le maréchal contrôlait alors la grande majorité du territoire, à l’exception de la capitale et de sa région côtière. Le président de la Répu
Français, Italiens et Allemands doivent enfin cesser leurs querelles picrocholines et présenter un front commun.
considérait que le militaire rebelle était le mieux placé pour empêcher les milices djihadistes actives au Niger et au Tchad de trouver refuge dans le Sud libyen. L’Élysée ménageait par la même occasion les intérêts nationaux –Total est présent en Libye, et les Émirats, qui arment et financent Haftar, sont un gros acheteur d’armes françaises, de même que, jusqu’à récemment, l’Égypte.
Mais le protégé de Paris a ruiné ce projet. Appuyé par les centaines de mercenaires dépêchés par Poutine, encouragé par la reconnaissance internationale que Macron a contribué à lui procurer, Haftar a lancé en avril 2019 son offensive calamiteuse contre Tripoli qui a poussé la Turquie à voler au secours des assiégés. L’échec d’Haftar à conquérir Tripoli doit inciter la France et l’Europe à remettre à plat le dossier. Éviter un engrenage cauchemardesque à la syrienne suppose qu’un extraordinaire effort diplomatique soit engagé. La paix implique le désarmement des milices, la fin des ingérences extérieures, le redémarrage des exportations de pétrole, le contrôle de leurs recettes par une instance bénéficiant à tous les Libyens, la reprise d’un processus politique sous l’égide de l’ONU, la convocation d’une conférence nationale, l’adoption d’une Constitution et la tenue d’élections. La longueur de la liste montre bien l’ampleur de la tâche.
Pour s’y atteler, Français, Italiens et Allemands doivent enfin cesser leurs querelles picrocholines et présenter un front commun. Le meilleur moyen de contrer les influences étrangères néfastes, en premier lieu celles de la Russie, de la Turquie et des monarchies du Golfe, est de contribuer à créer un gouvernement, une armée et des institutions nationales unifiées en Libye. L’intérêt de Moscou et d’Ankara est de geler le conflit entre l’est et l’ouest du pays pour se donner un prétexte de poursuivre leurs interventions militaires. L’intérêt de l’Europe, de la France et des voisins de la Libye est, au contraire, de le régler
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