Etgar Keret : « La vie est comme une vilaine table basse »
Avec Incident au fond de la galaxie, l’écrivain israélien délivre un recueil-baume où le rire apaise toutes les angoisses.
Le titre de son dernier livre (le huitième traduit en français) lui est venu dans un moment particulièrement dramatique: un accident de voiture. « J’étais à Boston lorsque le véhicule qui me ramenait de l’aéroport a fait une embardée. Les vitres ont explosé autour de moi, les airbags se sont déclenchés, j’ai senti un grand choc, et c’est alors que je pensais que j’allais mourir que ce titre m’est venu à l’esprit », explique Etgar Keret dans un grand éclat de rire. Et de poursuivre: « C’est à l’instant où nous avons heurté la glissière de sécurité et que j’ai cru que l’habitacle allait prendre feu que j’ai eu le réflexe de m’abstraire, par la pensée, de ce chaos. C’est un peu comme si mon âme était sortie de la voiture, était montée dans le ciel, comme une fusée, et avait regardé, de là-haut, l’accident en train de se produire. C’est là que je me suis rendu compte que ce qui me semblait si apocalyptique, vu du sol, n’était pas si impressionnant, tout compte fait. Depuis l’espace, ce devait même être un événement microscopique. » Incident au fond de la galaxie était né.
Etgar Keret avait déjà évoqué, à demi-mot, cet épisode dans un précédent ouvrage (Sept Années de bonheur, Éditions de l’Olivier), où il chroniquait la parenthèse qui avait suivi la naissance de son fils et précédé la mort de son père. Si, dans ce nouvel opus, l’écrivain semble délaisser le matériau autobiographique, ce n’est qu’une illusion. La poésie de la vingtaine de courts textes qui le composent est en effet truffée de références intimes.
Qu’il décrive les pensées intérieures d’un homme-canon dans un cirque, sur le point d’être envoyé dans les airs, qu’il évoque les émotions d’un orphelin qui comprend qu’il est un sosie parfait d’Adolf Hitler, ou celles d’un garçon qui veut emmener dans un escape game sa mère, cachée pendant la guerre au coeur du ghetto de Varsovie, c’est bien, toujours, sa propre vie que l’écrivain met sur la table.
Une expression qu’il prend au pied de la lettre, comme il le résume lui-même dans la nouvelle « Pineapple Crush » – ainsi intitulée en référence à une espèce d’herbe particulièrement stupéfiante –, dans laquelle le narrateur écrit : « La vie est comme une vilaine table basse que les locataires précédents ont laissée au salon. La plupart du temps, […] on fait attention, mais parfois […] on se prend un coin dans le mollet ou le genou, et ça fait mal. Et presque toujours, ça laisse une trace. »
Chez Keret, cette trace prend la forme de nombreux traumatismes qui ne sont jamais exposés frontalement.
Outrance. Les parents de celui qu’on a longtemps décrit comme «l’enfant terrible des lettres israéliennes » sont tous les deux des rescapés de la Shoah. Et cette histoire a, évidemment, pesé sur son enfance. « Ils n’en parlaient jamais mais on sentait bien que la manière dont ils essayaient d’esquiver le malheur et de profiter du moindre instant de vie n’était pas complètement naturelle », confie ce garçon à l’allure d’éternel adolescent, qui a choisi l’humour noir pour faire mouche, poussant le bouchon, toujours un peu plus loin, pour prendre son lecteur par surprise et noyer sous l’outrance le moindre soupçon de désespoir. Comme dans cette nouvelle, « Concentré de voiture », où un fils reçoit de son père mort une Mustang, qu’il décide d’installer dans son salon, compressée à la façon d’une statue de César. De l’art de savoir donner une forme à, comme le dit le narrateur, « un gros morceau de souvenir »…§
Incident au fond de la galaxie, d’Etgar Keret, traduit par Rosie Pinhas-Delpuech (Éditions de l’Olivier, 240 p., 21,90 €).