Le Point

Le bloc-notes de Bernard-Henri Lévy

Comment j’ai écrit le plus court de mes livres

- De Bernard-Henri Lévy

CCe virus qui rend fou, e petit livre, chagrin.

Je l’ai écrit dans le voisinage et le deuil de ceux dont j’apprenais, comme nous tous, la mort.

Mais je l’ai aussi écrit dans l’inquiétude face à l’autre épidémie, non de Covid, mais de peur, qui s’est abattue sur le monde.

On hait quand on a peur.

On se défie de son voisin, on devient délateur ou corbeau. Et, là, parce qu’on avait peur, on était prêt à dénoncer le même soignant qu’on applaudiss­ait au balcon mais qu’on ne voulait pas voir habiter l’étage en dessous.

Et là, parce qu’on avait peur, on était prêt à céder sur ses libertés, ses droits et les droits de son prochain.

Et là, parce qu’on a eu peur, on a commencé d’échanger le bon vieux contrat social contre un nouveau contrat vital qui promettait de transforme­r nos sociétés, au pire, en fermes aux animaux parqués en toute sécurité – au mieux, en espaces confinés (ah l’abominatio­n de ce mot !) où il sera recommandé de se claquemure­r, de respecter les gestes barrières et de maintenir, sous contrôle médical, une prudente distanciat­ion sociale.

J’ai écrit ce petit livre parce que j’ai vu le monde devenir l’otage de cette peur.

Je l’ai écrit parce que je sais que le virus de la peur est une autre cause des calamités qui, depuis des millénaire­s, accablent les humains.

Je l’ai écrit parce que je sais, à l’oreille, qu’il y a là une musique qui est celle de toutes les lâchetés et persécutio­ns.

Je l’ai voulu comme un barrage modeste et fragile face à une terreur qui rôde et dont je crois qu’elle peut, armée de ses bréviaires et évangéliai­res hygiéniste­s, dévaster le monde davantage que le Covid.

Je l’ai écrit pour essayer, non de répondre, mais de comprendre.

Je l’ai écrit pour poser cette vertigineu­se question : pourquoi le monde, comme un seul homme, a-t-il cédé à la panique ? d’où vient que la mondialisa­tion soit advenue, non par la prospérité heureuse annoncée par les meilleurs des libéraux, non par le cosmopolit­isme fraternel auquel le beau sansfronti­érisme oeuvrait depuis des décennies, mais par cette chape de plomb qui s’est écrasée sur la ville-monde ?

Mystère d’un Occident qui, la seconde d’avant, était encore ivre de lui-même et de l’hypersanté jaillissan­t, comme les grandes eaux versaillai­ses, de ses bassins d’intelligen­ce artificiel­le : le voilà qui se recroquevi­llait dans ses terreurs, ses hontes et ses chaussons.

Mais mystère, plus grand encore, de mes amis darfouris, de mes compagnons kurdes bunkerisés dans leurs tranchées, mystère de ces damnés que j’avais quittés à Lagos, Mogadiscio ou Lesbos: ils souffraien­t de toutes les calamités possibles; je l’ai écrit dans le ils mouraient de maladies très anciennes, à commencer par la plus atroce des malnutriti­ons et des famines ; mais voilà qu’ils se drapaient dans la même prophylaxi­e ! voilà qu’ils se rangeaient dans la batterie du confinemen­t ! Pourquoi ?

D’où vient que le Bangladesh qui déplore 672 morts du Covid pour 160 millions d’habitants, a signé l’arrêt de mort économique et donc, souvent, l’arrêt de mort tout court de centaines de milliers de travailleu­rs précaires, privés de leur maigre subsistanc­e par « l’interrupti­on » de l’économie mondialisé­e ?

En vertu de quelle aberration mimétique les 900 000 Rohingyas de Cox’s Bazar, que j’ai quittés le jour de l’entrée en apnée de la planète et qui, deux mois plus tard, ne comptent toujours que quelques cas, ont moins peur des polices, des mafias, du retour forcé en Birmanie, de l’exil à perpétuité ou encore des dengues, douves, diarrhées diverses et variées, encéphalit­es, qui sévissent dans la région que de la Grande Peur Mondiale ?

C’est à pleurer de tristesse.

On s’en taperait la tête contre les murs d’absurdité. Mais affronter l’absurdité du monde n’est-ce pas, aussi, pour cela que l’on écrit ?

Et puis j’ai écrit ce livre parce que j’en avais assez des rentiers du virus.

Il y avait Trump, et ceux qui lui ressemblen­t, profitant de la crise pour faire passer leurs règles scélérates et ériger les murs dont ils avaient, jusque-là, rêvé en vain.

Mais il y avait ces avocats de Mère Nature qui, quand ils nous enjoignaie­nt à produire français, consommer français, manger français, quand ils faisaient l’éloge des «circuits courts » et du « souveraini­sme », quand ils envisageai­ent de limiter les grands voyages mangeurs de kérosène, ne raisonnaie­nt pas de manière très différente de celle des braillards de l’America First.

Je l’ai écrit parce que j’ai senti monter, à droite et à gauche, le même goût de la pénitence.

Je l’ai écrit parce que j’ai cru entendre, chez les partisans du retour à la nature comme chez les développeu­rs des nouvelles « applis » capables de nous tracer en douceur, le même obscur désir de soumission.

Et je l’ai écrit parce que j’ai trouvé navrant le nombre de bons esprits, ivres d’une deuxième vague attendue comme dans Le Désert des Tartares, qui voyaient dans le virus une « opportunit­é historique » à ne « rater » sous aucun prétexte.

J’ai écrit ce livre parce que j’en avais assez d’entendre dire que le virus nous adressait un message et un ultimatum.

Je l’ai écrit parce que je n’en pouvais plus des discussion­s interminab­les sur un monde d’après dont je vois surtout, pour l’heure, le front de boeuf ou la niaiserie.

J’ai écrit ce livre parce que le seul monde qui m’importe c’est, à condition de le réparer, le monde de maintenant

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