Le grand livre des querelles françaises
Robespierre, l’argent, Mai 68… « La France en récits » (PUF) propose, sous la direction d’Yves Charles Zarka, un kaléidoscope de regards sur notre pays, tiraillé et façonné par les tensions et les désunions.
Quand pareille somme arrive sur son bureau, on cherche d’abord à lui trouver une place. Physiquement. Puis intellectuellement. Toute définition étant négation, on tente de comprendre ce que ces 900 pages, rédigées par 60 auteurs et baptisées La France en récits (PUF), ne sont pas. À l’évidence, ni un nouveau Lieux de mémoires à la Pierre Nora, ni une éphéméride de nos grandes dates revisitées à l’aune de leur postérité, comme Alain Corbin en avait dirigé. Elles ne répondent pas non plus à l’Histoire mondiale de la France inscrite dans un cadre élargi, global, lancée par Patrick Boucheron en 2017. Quoique…
Le collectif de l’Histoire mondiale s’abritait sous l’aile de Michelet et de sa phrase : « La France ne s’explique que par ce qui l’entoure. » Est-ce un hasard si cette France en récits, par le biais de son maître d’oeuvre, Yves Charles Zarka, se réclame aussi de Michelet, mais à travers une autre explication de la France, comme « puissant travail de soi sur soi » ? Dans ce petit milieu d’historiens, il n’y a pas de hasard. Cette définition fait le lit du mantra de cet ouvrage, le récit. Quel récit ? Non pas chronologique, événementiel,
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mais réflexif. Un récit compris à la manière de Paul Ricoeur, ■ l’autre ombre tutélaire de ces pages, qui faisait d’une vie un « tissu d’histoires racontées » que le sujet (se) raconte sur et à lui-même. On retrouve le « travail de soi sur soi » cher à Michelet. Mais ce qui vaut pour l’individu vaudrait-il pour un pays ? Zarka y voit en tout cas une manière d’échapper aux chiens de faïence de « l’identité » française : ou bien vous êtes pour un rapport du même au même (la quête d’une permanence, façon roman national), ou bien pour un rapport du même à l’autre (la collection d’échanges et d’assimilations, façon récit mondial). Le récit à la Ricoeur, c’est le rapport de soi à soi, la recherche mouvante de sa propre clarté à partir de faits documentés. De fait, l’ouvrage privilégie un rapport franco-français. Rapport toujours renouvelé, la pandémie venant ainsi générer toute une série de nouveaux récits, à tous les niveaux, individuel, social, économique, étatique, remarque Zarka dans sa postface.
Qui trop embrasse mal étreint. Ne nous laissons pas abuser. Quand une telle aventure débarque dans le paysage, elle essaie de se faire une place, de montrer ses muscles théoriques.
Avec les entreprises précitées, elle partage cependant un regard rétrospectif et réflexif sur la France. Elle partage aussi le souci de multiplier, façon puzzle, les points de vue, les intrigues, les acteurs. Elle témoigne enfin de ce que Jacques de Saint Victor, qui dirige la partie « Guerre des mémoires », nomme l’exception française, cette
« rage qui entoure encore la maîtrise de son “récit national” ». Rage de comprendre, d’expliquer, de décrypter ce qu’est la France.
Le cadre théorique posé, voyons comment on l’a rempli et si le résultat est à la hauteur des ambitions affichées. Ici, les tiroirs ne sont ni des lieux (hormis pour Versailles et NotreDame), ni des dates précises (plutôt des événements comme la Révolution, la guerre d’Algérie ou Mai 68, dont la mémoire est examinée), mais des thèmes (galanterie, argent…), des domaines (photographie, immigration…) ou des personnages (Robespierre, l’abbé Grégoire, de Gaulle…). Quatre parties inégales en longueur et en qualité: «Sensibilité, goût, esprit» (250 pages), «Langue française ici et ailleurs» (70 pages), « Guerre des mémoires » (300 pages) et « Société, État, institutions » (200 pages). Les deux premières tentent de décliner le génie de la France, façon « patrie des arts, du goût et des mots ». Si l’enjeu du livre est de proposer à chaque fois une histoire problématisée au regard des mutations du temps, force est de constater que la première partie – hormis quelques chapitres, « Notre-Dame », « Le terroir », « L’argent », « L’esprit critique » et «Les intellectuels», même si parfois de longues notes de bas de page cèdent à des jugements à l’emporte-pièce indignes de la rigueur historienne – ne répond pas aux intentions annoncées. Certains chapitres –Versailles, la photographie, le théâtre, la musique et l’art contemporains, le cinéma, les prix littéraires – sont carrément ratés, abscons et à côté de la plaque. Qui trop embrasse mal étreint : certains domaines de la « douce France » ne se prêtaient peut-être pas à cette approche. Et fallait-il par ailleurs consacrer toute une partie, minuscule, à la langue, envisagée sous l’angle de la francophonie et des régions, qui aurait opportunément renforcé la première ?
Heureusement, les deux dernières parties rachètent largement l’ensemble. Pertinentes, réfléchies, parfois de haute volée, elles répondent à la commande. Comme par hasard, elles concernent l’histoire et la politique au sens large. Comme par hasard, elles se font écho sur le thème du conflit, « l’autre visage de la douce France », de la désunion, de la contradiction, de leurs dynamiques qui structurent notre passé : le regard sur ce passé, mais aussi nos institutions et notre rapport à celles-ci. Dans ce récit de la discorde – où aurait eu sa place le très bon chapitre de Pascal Bruckner, dans la première partie, sur notre haine-fascination à l’égard de l’argent –, l’ouvrage trouve sa cohérence. «Parce que les Français ont besoin d’avoir de l’orgueil de la France, sinon, ils se traînent dans la médiocrité, ils se disputent, prennent un raccourci vers le bistrot », disait de Gaulle, qu’Édouard Philippe avait peut-être en mémoire et que cite Lucien Jaume dans son excellent chapitre consacré aux relations entre le Général et les Français. À cet égard, « Guerre des mémoires » est la partie la plus réussie : Jacques de Saint Victor a raison de rappeler que la bataille sur le récit de la France, ses origines, a débuté très tôt, bien avant la Révolution, dès la Renaissance. Avoir confronté des récits catholiques, protestants et musulmans de la France est aussi une belle idée, de même que la quête des mémoires ouvrières ou le banc d’essai des contre-récits de la gauche radicale. Chaque événement ou personnage choisi démontre les déchirements mémoriels du pays. Dommage que Résistance et collaboration n’aient droit qu’à une petite dizaine de pages.
Dans la dernière partie, qui propose des perspectives parfois inattendues –l’angle mort de la diplomatie, grande absente de la littérature et de l’Histoire –, les plus fines analyses concernent le détricotage du modèle social de 1945 et la dynamique des conflits sociaux. Pour celle-ci, Danilo Martuccelli souligne la surenchère idéologique, les contradictions entre notre passion égalitaire et notre passion des statuts, la tension irrésolue entre les dramaturgies des grands hommes sous la direction d’Yves Charles Zarka (PUF, 900 p.). Parution le 17 juin.
La bataille sur le récit de la France a débuté très tôt, bien avant la Révolution, dès la Renaissance.