Le Point

Emmanuel Macron et le pouvoir du « nudge »

Pendant la crise du Covid-19, le gouverneme­nt s’est appuyé sur des spécialist­es en sciences comporteme­ntales pour inciter les Français à prendre de « bonnes » décisions.

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Si vous faites partie du million de Français qui ont déjà téléchargé l’applicatio­n StopCovid, vous l’aurez peutêtre remarqué : aucune mention du terme « traçage », qui est pourtant sa fonction première, n’apparaît. La page d’accueil invite à « protéger nos proches » et à « participer à la lutte contre l’épidémie ». Si votre doigt hésitait encore, l’engageant « je veux participer », inscrit en lieu et place du classique «télécharge­r», vous aura peut-être convaincu? Rien d’étonnant : vous avez été « nudgé » !

Une équipe de spécialist­es en sciences comporteme­ntales a oeuvré pendant trois semaines pour rendre l’applicatio­n désirable. Avec un mandat clair : faire en sorte que les Français, inquiets de la protection de leurs données personnell­es et encore indécis, télécharge­nt quand même un outil défini par le gouverneme­nt comme indispensa­ble à sa stratégie de lutte contre le Covid-19. «Le mantra du nudge (ou “coup de pouce”, en français), c’est que le message soit simple », résume Éric Singler, patron de la BVA Nudge Unit, une filiale du groupe BVA missionnée par le gouverneme­nt. Mais le message actionne aussi des leviers émotionnel­s (appel à l’altruisme, à l’engagement…) et, dans les jours qui viennent, il sera amplifié par d’autres actions : les titres de presse martelant le nombre, forcément « record », de télécharge­ments de StopCovid vont se multiplier, et des « grands messagers » témoignero­nt utiliser eux-mêmes l’applicatio­n afin de suggérer une adhésion massive de la population. « Nous sommes des animaux sociaux, précise Éric Singler, et la recherche a prouvé que l’homme tend naturellem­ent à se conformer à la norme. » En clair : si vous pensez que la majorité des Français utilisent l’applicatio­n, vous basculerez à votre tour pour vous conformer à cette « norme sociale »… Qu’importe qu’elle soit fictive : si la campagne est réussie, elle deviendra bientôt une réalité.

C’est tout le génie du nudge, développé en 2008 par le futur Prix Nobel d’économie Richard Thaler, qui postule que l’Homo oeconomicu­s, loin de prendre toujours les bonnes décisions, serait au contraire soumis à des biais constants (les autres, ses émotions, le contexte…) l’empêchant d’agir dans le sens de son propre intérêt. Un simple « coup de pouce », une modificati­on discrète de l’environnem­ent, peut donc influencer les comporteme­nts plus sûrement qu’une campagne massive, et pour un coût très faible. Les publicitai­res ont trouvé leur Graal : la marque de soupes Campbell’s, en affichant la mention «promotion limitée à 12 boîtes par acheteur», a ainsi doublé ses ventes! Mais l’améliorati­on potentiell­e des décisions relatives aux politiques publiques apparaît elle aussi d’emblée. Une « nudge unit » est créée dès 2009 au sein de la Maison-Blanche, bientôt imitée par les gouverneme­nts de Grande-Bretagne, du Japon, du Canada…

En France, Ismaël Emelien, ex-publicitai­re chez Havas et conseiller d’Emmanuel Macron, décide d’associer étroitemen­t la Nudge Unit du groupe BVA à la campagne présidenti­elle pour penser les meetings, les discours, la récolte de dons du candidat Macron. «L’activation du biais de pression sociale sur notre site a permis d’augmenter le don moyen, en expliquant que la plupart des gens donnaient 8 euros. Compte tenu de nos ressources limitées, ils ont vraiment amélioré l’efficacité de la campagne. »

Arrivée à l’Élysée, l’équipe est convaincue de l’avantage d’intégrer les sciences comporteme­ntales à la conception de ses politiques et, en mars 2018, une cellule est créée au sein de la Direction interminis­térielle de la transforma­tion publique (DITP). Aujourd’hui, sept chercheurs y travaillen­t,

conseillan­t les ministères et le Service d’informatio­n ■ du gouverneme­nt sur un large éventail de problémati­ques, avec des méthodes (et une déontologi­e) sensibleme­nt différente­s de celles utilisées dans la sphère commercial­e. « Nous ne sommes pas des religieux du nudge, qui peut séduire par son approche sympa et pas chère, mais qui reste un outil marketing à la base, explique Stephan Giraud, à la tête de l’unité. Le coeur de notre action consiste à simplifier la vie des gens. Nous avons travaillé à rendre plus efficaces des messages d’intérêt général : comment faire en sorte que les gens consomment moins d’antibiotiq­ues, fassent plus attention au sommeil de leurs enfants… » La crise du Covid-19 va emballer la machine.

Paternalis­me soft. 15 mars. Alors qu’Édouard Philippe vient d’annoncer des mesures pour enrayer l’épidémie qui touche 4500 personnes en France, et que le gouverneme­nt martèle la nécessité de respecter une « distance sociale », les Français se ruent dans les parcs et sur les marchés pour profiter d’un dimanche ensoleillé. « Nous sommes alors réellement passés d’un stade exploratoi­re à un stade industriel », raconte l’un des membres de la cellule de sciences comporteme­ntalesdela­DITPquicon­seille le gouverneme­nt, appuyée par la Nudge Unit du groupe BVA et par une spécialist­e intégrée à la cellule déconfinem­ent dirigée depuis Matignon par le haut fonctionna­ire Jean Castex. « Dans cette crise, énormément de choses dépendent d’un enjeu comporteme­ntal. Nous nous sommes posé mille questions sur la façon dont les gens allaient comprendre la nécessité du confinemen­t. » Chaque mot de l’attestatio­n obligatoir­e de sortie est pesé, pour qu’elle soit la plus claire possible, et en même temps suffisamme­nt complexe pour inciter à ne sortir qu’avec parcimonie. Certains cassetête mobilisent plusieurs jours les équipes. « Dans les Ehpad, explique Stephan Giraud, nous avons mené une étude commando avec l’ARS Aquitaine pour comprendre comment des personnels admirables, respectant scrupuleus­ement les gestes barrières, pouvaient relâcher la pression le temps d’une pause cigarette. Il a fallu penser de nouvelles organisati­ons pour leur simplifier la vie. » Les demandes de visuels pleuvent. Quelle signalétiq­ue dans les écoles, les commerces ? Comment symboliser le respect des gestes barrières ? Comment, surtout, apporter des consignes claires, dans une crise caractéris­ée par l’incertitud­e, à la fois scientifiq­ue et matérielle ?

« Notre toute première note a porté sur la façon de ne pas paraître contradict­oires en disant à la fois aux gens d’aller travailler et de rester chez eux, confie Éric Singler. Nous avons suggéré ce discours avec trois lignes de front : les soignants, les profession­s essentiell­es… Mais il fallait les nommer. » Dans ses discours, Emmanuel Macron commence à citer les hôtesses de caisse, les

« Je dois expliquer aux ministres que le nudge, ce n’est pas ce truc magique et pas cher qui va tout résoudre. »

chauffeurs… Sur les masques, en revanche, dont la pénurie fait rage, pas de formule magique. « Nous avons voulu porter le message d’un usage “à bon escient”, réservé d’abord aux personnels soignants. Il fallait faire au mieux avec les moyens du bord, et nous n’avions pas le choix : il n’y avait pas de masques ! Cela a pu être mal perçu, comme si les masques étaient inutiles… »

Les déclaratio­ns de Sibeth Ndiaye ou d’Édouard Philippe, affirmant que le port du masque est « inutile » seront très mal perçues dans l’opinion publique. « La bonne gestion de cette crise repose sur la confiance dans l’autorité. Un discours incohérent ébranle cette confiance, estime Samuel Bendahan, docteur en économie comporteme­ntale et maître d’enseigneme­nt à HEC Lausanne. Il aurait fallu dire, dès le début : “Nous n’en avons pas assez, donc il faut les réserver aux personnes prioritair­es.” » Et pour le chercheur – comble de l’ironie –, l’incident révèle les biais cognitifs des dirigeants français. « Le gouverneme­nt français veut toujours donner l’impression qu’il sait les choses, qu’il maîtrise la situation, même quand ce n’est pas vrai. Et du fait de l’extrême centralisa­tion du pouvoir, il a une approche autoritair­e plutôt que transactio­nnelle. Il a beaucoup insisté sur la sanction : “si vous ne faites pas ceci, vous ne partirez pas en vacances !” C’est contreprod­uctif : si vous traitez les gens comme des enfants, ils vont avoir tendance à se conduire comme tels. »

Dans les « cellules » d’experts, les demandes gouverneme­ntales ont parfois agacé. L’un d’eux l’avoue : « Je dois militer en permanence auprès des ministres pour leur expliquer que le nudge, ce n’est pas ce truc magique et pas cher qui va tout résoudre. Ils sont imprégnés d’une culture marketing, décrivant les gens comme des êtres irrationne­ls qu’il faudrait éduquer. C’est une tendance infantilis­ante, qui n’est pas celle que doit porter une action publique raisonnabl­e et raisonnée. »

En forçant sur les techniques d’incitation douce, le gouverneme­nt est-il allé trop loin ? Le décompte des morts effectué chaque soir par le directeur général de la santé, pour entretenir un sentiment de peur et faire respecter le confinemen­t, était-il indispensa­ble ? N’a-t-il pas freiné les retours à l’école, au travail ? « Nous n’avions pas la main sur tout, se défendent les experts qui l’ont conseillé. Et ces questions relèvent du politique, pas du nudging. » Ismaël Emelien balaie ces critiques : « C’est un débat théorique. En réalité, chaque choix est le résultat à la fois du libre arbitre et d’une mise en scène. Et les techniques du nudge ne sont pas coercitive­s, on n’enlève aucune option. On fait juste en sorte que la personne regarde dans la bonne direction. C’est complèteme­nt indissocia­ble de l’intérêt général. »

Reste précisémen­t qu’« il est très difficile, dans une crise de cette nature, de définir le bien commun, observe Samuel Bendahan. Certains ont beaucoup perdu à cause du confinemen­t. Mais d’autres, rien du tout… »

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