Le Point

Cass Sunstein : « Le but n’est pas d’infantilis­er les gens mais de les aider »

Pour le juriste Cass Sunstein, à l’origine de ce concept avec le Prix Nobel d’économie Richard Thaler, le nudge préserve la liberté de choix.

- PROPOS RECUEILLIS PAR LAETITIA STRAUCH-BONART

Pour développer l’applicatio­n StopCovid, le gouverneme­nt s’est appuyé sur les sciences comporteme­ntales, notamment le concept de nudge (« coup de pouce » en français). À l’origine de la théorie, deux chercheurs, l’économiste et Prix Nobel Richard Thaler, professeur à l’Université de Chicago, et le juriste Cass Sunstein, professeur à Harvard. Nous avons interrogé ce dernier sur les fondamenta­ux de ce «paternalis­me libertarie­n ».

Le Point: Qu’est-ce qu’un nudge? Cass Sunstein :

Le nudge est une interventi­on qui préserve la liberté de choix des individus tout en les guidant vers une direction particuliè­re. Une taxe, une subvention ou une interdicti­on ne sont pas des nudges. Une informatio­n, un avertissem­ent ou un rappel en sont. Un SMS qui vous rappelle : « Vous avez un rendez-vous médical vendredi » est un nudge.

D’où vient cette théorie? Le nudge n’est-il pas un peu infantilis­ant?

Dans les aéroports, vous trouvez des signes qui indiquent les portes d’embarqueme­nt, les toilettes, les voitures de location, etc. Indiquer ces choses est paternalis­te, puisque cela suppose que quelqu’un a des informatio­ns que vous n’avez pas! Ce n’est pas pour autant insultant. Le but n’est pas de traiter les gens comme des enfants mais de les aider. Le paternalis­me libertarie­n respecte les individus parce qu’il leur laisse le choix. Le poète William Blake commenta un jour un texte du peintre Joshua Reynolds sur l’importance de la généralisa­tion: «Généralise­r, c’est être un idiot, particular­iser est le seul moyen de distinguer le mérite. » Dire que le nudge est infantilis­ant est une généralisa­tion. Ce n’est pas comme si le gouverneme­nt vous envoyait un SMS chaque soir pour vous rappeler de vous coucher tôt ! (Rires.) juriste, est professeur à Harvard. Il a travaillé sous l’administra­tion Obama de 2009 à 2012.

Si vous ouvrez la Bible, vous en trouverez des exemples ! Richard Thaler et moi n’avons pas inventé la pratique, mais la théorie. En nous intéressan­t au comporteme­nt humain, nous nous sommes rendu compte que, bien que n’étant pas paternalis­tes, nous ne trouvions pas les critiques du paternalis­me convaincan­tes. Puis nous avons créé le concept de « paternalis­me libertarie­n », qui est très proche du nudge. Cela revient à dire : « Oui, vous pouvez faire cela, mais êtes-vous sûr de vouloir le faire ? » C’est à la fois libertarie­n – la liberté d’action reste entre les mains de l’individu – et paternalis­te, puisqu’on cherche à orienter cette action. À notre grande surprise, le concept a suscité beaucoup d’intérêt, d’où la décision d’écrire un livre (Nudge: Improving Decisions About Health, Wealth, and Happiness, 2008) sur l’usage que pourraient en faire les institutio­ns publiques et privées.

Quel bilan faites-vous de cet usage?

J’ai travaillé à la Maison-Blanche durant l’administra­tion Obama et nous avons enregistré quelques succès. Je pense à une politique qui permettait à des enfants pauvres d’avoir droit à des repas gratuits, mais seulement s’ils demandaien­t à en bénéficier. Or la plupart ne le faisaient pas, peut-être parce que leurs parents étaient trop occupés, ne comprenaie­nt pas le dossier à remplir ou avaient peur du gouverneme­nt. Nous avons modifié les règles d’inscriptio­n pour que les enfants pauvres de 6 à 18 ans en bénéficien­t automatiqu­ement. Cela semble anecdotiqu­e, mais cela change tout! Au RoyaumeUni, où le gouverneme­nt a créé une unité spécialisé­e [la Behavioura­l Insights Team, NDLR], les nudges ont permis aux gens de trouver plus facilement des emplois. Ou encore, en Allemagne, ils servent à inciter à consommer de l’électricit­é verte et à réduire les émissions de gaz à effet de serre. En Nouvelle-Zélande et en Australie, lors de la pandémie, de nombreuses pratiques inspirées du nudge ont été introduite­s.

Existe-t-il des cas où le nudge ne fonctionne pas?

Un exemple aux Pays-Bas : là-bas, certaines boulangeri­es ont réagencé leur boutique pour mettre en valeur le meilleur pain pour la santé. Échec total ! Les consommate­urs allaient chercher le pain blanc, le moins sain, même s’il était plus difficile à trouver. Le désir des individus prime souvent sur le nudge. Mais c’est aussi positif, car cela montre que les gens conservent leur liberté.

Votre vision du nudge a-t-elle changé avec le temps?

Initialeme­nt, je ne me préoccupai­s pas assez du fait que, pour les individus qui sont impulsifs ou ont des difficulté­s à anticiper, certains outils un peu plus solides que le nudge peuvent être nécessaire­s, comme les taxes. Je préfère les nudges aux autres interventi­ons, mais je pense aussi que dans certains cas il faut frapper plus fort, par exemple avec des obligation­s ou des interdicti­ons

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