Le Point

Déboulonne­r n’est pas construire

Racisme, antiracism­e, autodafé et révisionni­sme culturel. Attention danger.

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Il faut garder à l’autodafé ses racines : jugement, inquisitio­n, acte de foi, pénitence publique, exécutions d’hérétiques. Il faut encore une fois le rappeler pour alerter des esprits : on ne brûle pas de livres, on ne censure pas des oeuvres, on ne déboulonne pas des statues uniquement parce qu’on a raison, mais parce qu’on le croit absolument. Ce qui suffit pour se tromper avec enthousias­me et inaugurer de nouveaux tribunaux d’opinion. Car, avec le grand élan de l’antiracism­e, l’autodafé est de retour. On l’a connu, il y a quelques décennies, d’abord sous forme d’un fascisme (ou totalitari­sme) qui brûle des livres, puis un demi-siècle après sous celle d’un livre (sacré) qui brûle le monde, aujourd’hui il se fait au nom d’une cause juste avec quelques effets mauvais: celle de la lutte contre le racisme dont certains profitent pour revisiter la littératur­e et les représenta­tions, mais avec des torches incendiair­es et pas avec des conscience­s calmes.

Le chroniqueu­r est de ceux qui croient que le racisme est un crime et qu’au crime il faut réparation et justice. Mais il croit aussi, pour l’avoir vécu chez lui et pour le subir encore sous forme de meutes idéologiqu­es adverses, qu’on se trompe en imaginant que construire l’avenir c’est déboulonne­r les statues du passé et les remplacer par les siennes. Un révisionni­sme « culturel » au nom de la lutte antiracist­e est dangereux. Il ouvre la voie à des radicalité­s et pousse à juger les vivants pour le crime des morts, il nourrit du coup une radicalité adverse, mue par la peur. Le déboulonna­ge des statues, sous les hourras des foules, n’est jamais un moment de sérénité, mais de danger : on sait souvent où il mène. Et pour être un homme du « sud », né entre les enthousias­mes détournés pour les indépendan­ces et l’esprit « décolonial » permanent, il sait de quoi on peut fabriquer des conforts et des facilités puis des féodalités.

Autant de raisons qui font qu’aujourd’hui le révisionni­sme culturel, l’autodafé des héritages parfois ambigus des siècles passés, l’effet de foule et les contre-inquisitio­ns par l’épiderme provoquent un malaise. Il s’agit pourtant d’illusions à combattre. Celles qui font croire que parce qu’on a une couleur de peau on est nanti d’une supériorit­é ou parce qu’on en a une autre, celle de la victime, on est excusé de tout tort et investi d’une grande mission révolution­naire. Le déboulonna­ge est un moment d’illusion. Il fait croire qu’en abattant des pierres on est dispensé d’un travail commun sur la mémoire, d’un retour apaisé sur les erreurs monstrueus­es du passé. Il fait croire qu’il s’agit d’un acte meilleur que celui de brûler une voiture alors qu’il procède de la même myopie juvénile. Le déboulonna­ge et l’autodafé sont toujours un fourvoieme­nt : ils perpétuent l’idée que la lecture du passé ne peut se faire que selon la force. On ne sort pas du cycle. Et on ne peut le réussir que par une pédagogie de la mémoire.

Le débat sur le racisme est vital. Mais il sera vite rattrapé par les castes et les haines sélectives s’il se limite au procès de l’Occident. Car, à dénoncer aussi le racisme dans le « sud » et à souhaiter un débat sur les histoires locales de l’esclavage, on est vite accusé de vouloir diluer le crime de l’Occident et de participer à l’excuser. Et on se retrouve avec des slogans qui veulent la fin de l’Occident où l’on vit et où, au moins, on rêve de vivre.

Résumons: déboulonne­r n’est pas construire, censurer n’est pas relire, lutter contre le racisme n’est pas lutter contre l’Occident. Car ce lieu, s’il est coupable de crimes, est aussi l’espace où l’on peut crier sa colère ou transforme­r ses visions d’avenirs. Il reste l’espace d’une démocratie à parfaire et non à détruire. Car ailleurs, osons le dire, le racisme «n’existe pas », il faut vivre un tant soit peu en démocratie pour pouvoir le dénoncer. Ne l’oublions pas. Il s’agit de construire un monde (meilleur), pas une fin du monde

Le déboulonna­ge fait croire qu’en abattant des pierres, on est dispensé d’un travail commun sur la mémoire.

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