Un coup d’avance pour l’Allemagne
Pourquoi les Allemands préparent mieux leurs entreprises à rebondir que les Français.
«Des niveaux de défaillances d’entreprises sans précédent. » La prévision de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) sur les conséquences de la crise sanitaire du Covid-19 fait froid dans le dos. Le nombre de faillites d’entreprises françaises devrait bondir de 40 000, une hausse de 80% par rapport à la situation normale. De quoi détruire 250 000 emplois supplémentaires d’ici à début 2021. Des chiffres qui montrent à quel point le choc du confinement a été violent.
La situation aurait toutefois été bien pire sans l’intervention de l’État. Pour permettre aux entreprises de faire face, la puissance publique a nationalisé une grande part des salaires du secteur privé, via le recours massif à un régime de chômage partiel exceptionnel, considéré comme le plus généreux d’Europe, limitant considérablement les dégâts. Mais les autres mesures ont surtout permis de repousser les difficultés dans le temps. Au centre du dispositif, les prêts garantis par l’État distribués par les banques. Sur une enveloppe théorique de 300 milliards d’euros, plus de 90 milliards ont déjà été accordés, un chiffre colossal, en constante augmentation. L’État a aussi proposédes reports massifs d’ échéances fiscales et sociales. Ce faisant, il a traité efficacement le problème de liquidités des entreprises, mais pas la question de leur solvabilité: il leur faudra bien rembourser les prêts (d’ici six ans au maximum) et acquitter les arriérés de charges fiscales et sociales…
Paradoxalement, c’est au moment où les entreprises reprennent leur activité que le risque de faillite est le plus élevé. Avec le déconfinement, elles doivent progressivement recommencer à payer les salariés qu’elles avaient mis au chômage partiel, les fournisseurs, éventuellement leur loyer s’il avait été suspendu. Et ce dans un contexte extrêmement incertain et en respectant des règles sanitaires strictes qui pourraient peser sur leur productivité… Pourront-elles faire face au mur de dette qui les attend ? Pourront-elles financer leurs nécessaires transitions numérique et écologique ? « Sauf à ce que le tissu de PME ressorte de cette épreuve immobilisé par le surendettement, les entreprises auront besoin, au-delà du chômage partiel, de fonds pour absorber leurs pertes, c’est-à-dire de capital», préviennent les Gracques, un groupe de hauts fonctionnaires et de chefs d’entreprise sociaux-démocrates, dans un rapport publié début avril.
Le besoin est d’autant plus urgent que leurs concurrentes allemandes, déjà très puissantes avant la crise, partent avec un avantage comparatif. Grâce à des finances publiques bien gérées depuis des
années, avec une dette publique revenue sous les 60 % du PIB, l’État allemand a massivement subventionné ses entreprises pour éviter une trop forte dégradation de leur bilan. Outre un régime de chômage partiel très protecteur, Angela Merkel a ainsi mis sur la table une enveloppe de 100 milliards d’euros pour prendre des participations dans les grandes entreprises allemandes. Elle a déjà promis de renflouer Lufthansa, à hauteur de 4,7 milliards d’euros, en plus de l’octroi de prêts. De ce côté-ci du Rhin, le montant est plus modeste, avec une enveloppe de 20 milliards d’euros dévolue à des prises de participation en capital. Et, pour l’instant, elle n’a servi qu’à accorder un prêt de 3 milliards d’euros à Air France.
Dès le début de la crise, la fourmi allemande a pu se montrer généreuse avec ses petites entreprises grâce à un fonds destiné à prendre en charge leurs coûts fixes (comme le loyer), jusqu’à 10 salariés et même 50 dans certains Länder. Elle a distribué de 9 000 à 15 000 euros sur trois mois, ce qui a limité la dégradation de leurs comptes. À côté, le Fonds de solidarité de la cigale française fait plutôt pâle figure avec seulement 1 500 euros de subventions par mois (et un second étage incertain d’aide distribuée par les régions de 2 000 euros), assorties de conditions restrictives.
Généreuses subventions. Pour renforcer ses entreprises au moment de la reprise d’activité, l’Allemagne a surtout étendu ses généreuses subventions de juin à août. Grâce à une enveloppe de 25 milliards d’euros, elle pourra même distribuer jusqu’à 150 000 euros sur trois mois pour assumer les coûts fixes des sociétés de plus grande taille qui ont enregistré des baisses de chiffres d’affaires importantes (au moins 50 %). «Avec la prise en charge du chômage partiel, on a imité le principal outil allemand de la crise de 2008. Avec son fonds qui prend en charge les coûts fixes, elle a encore un coup d’avance », constate Xavier Ragot, président de l’OFCE. « C’est vrai qu’il y a eu des aides individuelles aux entreprises d’un montant
par l’État en fonds propres, un temps évoquée, n’est plus d’actualité. « Une fausse bonne idée », balaie le ministère des Finances : pas plus que l’État, les banques ne sont prêtes à prendre le risque de ne jamais revoir leur argent. « L’idée, c’est de partager les risques. Nous ne voulons pas un investissement de l’État à fonds perdus dans des entreprises sans perspective de redressement », prévient Bercy.
Prêts participatifs. Les acteurs financiers rivalisent d’ingéniosité pour proposer leur solution. Pour les PME affaiblies par la crise et les entreprises de taille intermédiaire – de 5 à 10 millions de chiffre d’affaires, jusqu’à 1,5 milliard –, les banques proposent ainsi de créer un fonds de 15 à 20 milliards d’euros, abondé notamment par l’assurance-vie des Français, dévoile un grand banquier sur la place de Paris. Ce fonds accorderait des « prêts participatifs avec support de l’État ». À taux fixe, autour de 3,5%, majoré d’une participation aux bénéfices au bout de cinq ans (3,5 % d’intérêts en plus), un tel prêt ne confère aucun droit de vote au prêteur. Il serait remboursable à long terme, de sept à dix ans plus tard, et uniquement après le paiement de toutes les autres dettes, ce qui serait assimilé à des quasi-fonds propres pour l’entreprise bénéficiaire, lui permettant d’investir. De quoi renforcer entre 10 000 et 15 000 entreprises qui n’ont pas accès aux marchés de capitaux. À condition que l’État amorce le fonds à hauteur de 4 à 5 milliards d’euros pour absorber les premières pertes, inévitables. Il se rembourserait ensuite grâce au rendement du fonds, que les banques estiment à entre 7 et 9 %.
L’Inspection générale des finances devrait rendre un rapport fin juin pour déterminer les besoins exacts des entreprises en fonds propres et faire le tri dans toutes les propositions des différents acteurs de la finance française. Les mesures adaptées à chaque taille d’entreprise devraient être dévoilées mi-juillet dans le cadre de l’annonce du grand plan de relance. Suffisant pour rattraper l’Allemagne ?
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Olivier Klein
Simone De Oliveira
Jean-Paul Julia