Récit : nu dans l’inconnu ; La minute antique
Enki Bilal, peintre, cinéaste, maestro du roman graphique et des décors hantés, a naguère signé un album intitulé Les Fantômes du Louvre. Mais c’est au musée Picasso que l’auteur de Partie de chasse se laisse enfermer une nuit pour y rédiger un texte de libre parcours. Au départ, en un jeu immédiatement hallucinatoire, Bilal sent sur lui un « souffle batracien » tandis qu’une main hostile le projette dans un lieu inconnu, où il perd connaissance pour se retrouver sur un lit de camp.
Cette propulsion augure de l’explosion qui va étoiler ce texte en un puzzle lentement recomposé. Alternant croquis de choses vues et états psychiques morcelés, Bilal nous incorpore dans une étrange cénesthésie : c’est à travers des perceptions physiques, des reflets olfactifs et tactiles qu’il arpente des couloirs nocturnes comme une spirale mentale. Cette réclusion est-elle refuge ou prison ? Quelle est cette statue évoquant une femme sans tête ? Et pourquoi un cheval traverse-t-il le champ du tableau ? Peu à peu, des formes se précisent, dans un entredeux heurté qui implique à la fois des privations et des exacerbations sensorielles. Bilal ramasse le globe oculaire d’une femme qui pleure. Le tableau Le Meurtre lui représente Charlotte Corday poignardant Marat. Venu du même siècle, voici le fantôme de Goya, mais c’est Dora Maar qui le photographie aux côtés de Picasso, tantôt habillés et tantôt nus : « spectres, simulacres révélés par un lieu ».
Des regards tournent en des jeux d’optique. Qui regarde qui ? La femme qui pleure, le peintre au torse de boxeur, les ombres absentes de Francis Bacon ou Pierre Soulages ? Peu à peu, ces 3 674 fragments s’agrègent en concrétions visuelles, répercutées en méta-dessins par la main de Bilal, dessinant du Picasso sur le motif. On voit un Stuka en piqué, une femme hurlante et son bébé, l’année 1937 s’imprime, celle de la mort de Lovecraft et du martyre d’une cité basque, car voici le Minotaure aux cornes levées, et soudain l’on comprend que c’est vers Guernica que convergeaient toutes ces fantasmagories.
Picasso l’accueille dans ses propres obsessions, avec un art de la narration et du graphisme évoquant la technique cinématographique du « fast cutting », celle qu’Hitchcock utilisait pour le meurtre sous la douche de Psychose. Abruptions secouantes, arythmies sensorielles, rotation rapide des plans, c’est sous le signe de l’hallucination corrosive que Bilal a joué cette épiphanie espagnole à Paris
■ Nu avec Picasso, d’Enki Bilal (Stock, 104 p., 16,50 €).
C’EST À TRAVERS DES PERCEPTIONS PHYSIQUES, DES REFLETS OLFACTIFS ET TACTILES QU’IL ARPENTE DES COULOIRS NOCTURNES COMME UNE SPIRALE MENTALE.