Art : toutes les femmes de Tissot…
Le musée d’Orsay consacre James Tissot (1836-1902), peintre méconnu, ami de Degas, qui conquit l’Angleterre et inspira Scorsese.
Ce qui fait le prix d’une exposition est souvent son pouvoir de résurrection. La grande rétrospective que le musée d’Orsay consacre à James Tissot (1836-1902) pourrait bien consacrer une stupéfaction : celle qui naît de la redécouverte du parcours de ce mutant de la palette. Né dans les fumées du romantisme finissant, ce surgeon d’une famille aisée ne cessa de voler de style en style, avec une force de transformation qui anticipe sur les grands peintres à périodes du XXe siècle, dont Picasso est resté le parangon. Tissot est sans doute le seul artiste français de cette époque à avoir triomphé à Londres pendant une décennie, au point que certains le considèrent comme un contemporain d’Oscar Wilde plutôt que de Victor Hugo. Il serait facile d’y voir un exemple de caméléonisme probe, jusqu’au moment où l’on comprend que cette variété d’angles a signé une inimitable manière : la sienne.
Il était né Jacques-Joseph Tissot à Nantes en 1836, fils d’un couple de modistes cossus. Un port, des tissus, des robes, cela éveille à des images que l’adolescence raffine – il est élève des jésuites de Vannes avec Villiers de l’Isle-Adam – avant de le porter vers la parisienne École des beaux-arts, où l’étudiant se lie d’amitié avec Degas et Whistler. Rebaptisé «James» par anglophilie, celui qui collaborera à la revue britannique Vanity Fair se distingue au Salon de 1859 par des scènes de style troubadour, variations sur le mythe de Faust. Déjà, une manière s’esquisse : poser en avantplan des figures réalistes sur fond de décors minutieux, et comme théâtraux. Le jeune peintre avait visité Venise avec Degas pour en ramener un probant pastiche de Carpaccio. Ce médiévisme de parade
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aurait pu faire de Tissot, avant que la mode ■ s’en impose à Londres, une sorte de précurseur français du préraphaélisme. C’est son premier avatar.
Il ne lui faut pas trois ans pour migrer vers le genre qui va faire son renom : le tableau de société. Dans un second Empire finissant, où Winterhalter avait renouvelé le portrait de cour, un Tissot à peine trentenaire devient le peintre d’une société élégante, dépouillée de son hiératisme mais saisie dans ses moments de relâche intime : enfants de patriciens jouant à même le sol, pique-nique travesti en tenues Directoire dans sa galante Partie carrée. D’un bond, dira-t-on, cet artiste déjà célébré fait le saut du XVe au XIXe siècle. Le Portrait de Mlle L. L., le Portrait du marquis et de la marquise de Miramon en illustrent la façon, inscrivant Tissot, sous l’approbation de son ami Théophile Gautier, dans la famille des « peintres de la vie moderne » définie par Baudelaire.
Du côté de chez Swann. C’est en 1866 qu’il peint son tableau le plus célèbre, Le Cercle de la rue Royale. Sous les colonnes de l’actuel Automobile Club, place de la Concorde, des membres du Moutard’s Club, une section de trentenaires appelés à entrer au Jockey Club, posent pour un tableau acquis par souscription commune mais dévolu par tirage au sort au gagnant, qui sera le jeune baron Hottinguer. Ce n’est pourtant ni le comte de Ganay ni le marquis de Miramon qui en feront la légende, mais un dandy se tenant debout, légèrement détaché du groupe, connu sous le nom de Charles Haas, le modèle avoué du Swann de Proust : «Si dans le tableau de Tissot représentant le balcon du Cercle de la rue Royale, où vous êtes entre Galliffet, Edmond de Polignac et Saint-Maurice, on parle tant de vous, c’est parce qu’on voit qu’il y a quelques traits de vous dans le personnage de Swann », écrira Proust. À 30 ans, James Tissot a déjà poinçonné le ticket du temps perdu.
Ce n’est qu’une station dans la moirure de ses incarnations. Ce familier des cercleux de la gentry française est l’un des premiers à ouvrir sa palette aux influences japonisantes, que Manet ou Renoir vont aussi illustrer. Le cadrage des estampes nipponnes, les minuties de la vêture, le climat de sérénité orientale se voient réinterprétés sur la cimaise de Tissot autant que dans son opulent hôtel particulier de l’avenue de l’Impératrice, aujourd’hui avenue Foch, où il installe un cabinet japonais. En 1867, par réciprocité, il sera même commissionné pour donner quelques cours de dessin au frère du shogun en visite à Paris.
Mais c’est précisément une tragédie parisienne qui va précipiter sa destinée vers d’autres cieux, en même temps qu’un mystère s’installe. Quelle fut l’activité de James Tissot pendant la Commune ? On l’aurait vu engagé chez les tirailleurs de la Seine, ambulancier de fortune des insurgés, concourant à fondre des statues descellées. Même s’il retrouvera plus tard la faveur de la famille déposée, peignant à Londres un portrait de l’impératrice Eugénie et du prince impérial, et fixant en 1878 quelques souvenirs du siège de la capitale, c’est bien dans une Angleterre