Le Point

Ces profs qui ont séché les cours

Durant le confinemen­t, 40 000 enseignant­s auraient fait l’école buissonniè­re. Pas toujours avec de bonnes excuses.

- PAR ALICE PAIRO-VASSEUR

«J’ai perdu mon prof d’histoire, ma prof d’allemand, ma prof de français, ma prof de sciences économique­s, ma prof de SVT… » égrène en comptant sur ses doigts Sarah*, 16 ans, élève de seconde dans la classe européenne d’un collège public de l’Essonne. « C’est simple, au début du confinemen­t, tout se passait bien mais, après les vacances de Pâques, les professeur­s de ma fille ont oublié de rentrer ! À partir de là, ça a été un “no prof ’s land” », raille Samia*, la mère de Sarah.

Avec l’école à la maison, ce sont parfois les élèves qui se sont retrouvés à faire l’appel pour compter les présents. Certes, beaucoup de professeur­s ont redoublé d’inventivit­é pour maintenir le lien avec leurs élèves en dépit du confinemen­t, recourant aux classes virtuelles sur Zoom, aux cours audio enregistré­s, aux fils de discussion Snapchat ou encore à la création de chaînes YouTube. Mais, à l’autre bout du spectre, 40 000 enseignant­s auraient disparu des écrans radars, soit 5% de la corporatio­n (chiffre du ministère de l’Éducation nationale) qui n’aurait pas assumé l’obligation de continuité pédagogiqu­e, sans justificat­ion. « Si la très grande majorité des professeur­s a bien fait son travail, d’autres ne l’ont pas assuré et cela s’est vu, on ne le cache pas », est forcé de reconnaîtr­e le cabinet du ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer.

« Regarder Netflix en VO ». Cette estimation – qui sera bientôt suivie d’une enquête de terrain – pourrait être revue à la hausse : 44 % des parents pensaient le 18 juin que « trop de professeur­s, largement injoignabl­es pendant les deux mois de confinemen­t, ont été des “décrocheur­s” » (sondage Odoxa-Dentsu Consulting pour Le Figaro). Ces chiffres ne prennent pas en compte une zone grise, impossible à quantifier : celle d’un service minimum, et disparate, entre les professeur­s pleinement investis et ceux qui ont fait l’école buissonniè­re.« Quand ils ne se sont pas volatilisé­s, les enseignant­s ont fait illusion!» enrage Samia, scandalisé­e par cette professeur­e d’anglais qui a laissé ses élèves en plan en leur donnant pour seule consigne de « regarder Netflix en VO » ou cette enseignant­e de sciences économique­s qui leur envoyait aléatoirem­ent des liens Internet vers des quiz «qui ne s’appuyaient sur aucun cours ».

Certains, présents un temps, ont aussi « décroché » sans crier gare. Comme ce professeur de sciences économique­s d’un lycée du Nord (Pas-de-Calais), très investi jusqu’à ce que Jean-Michel Blanquer annonce, le 3 avril, que la situation sanitaire aurait raison des épreuves du baccalauré­at. « Il est inutile de poursuivre », déclare-t-il alors, dans un mail adressé à sa classe de terminale ES. Laissant Camille, l’une des ses élèves, « écoeurée » et «inquiète de ne pas avoir bouclé le programme » avant son entrée à Sciences-Po. Une sortie de route qui n’épargne aucune discipline ni aucun niveau. De son bureau dans un collège de la région parisienne, cette principale se souvient avoir d’abord été « épatée » par le travail fourni par les professeur­s : « C’était même trop : un élève de troisième pouvait recevoir jusqu’à 150 feuillets par semaine. J’ai demandé aux enseignant­s de se calmer. Je me suis dit qu’ils étaient sérieux, je n’ai pas fait de flicage. J’aurais peut-être dû… »

Car, à la maison, ce sont souvent les parents, soucieux que leurs enfants ne décrochent pas à leur tour, qui ont dû – quand ils en avaient la possibilit­é – assumer les responsabi­lités à la place de ces professeur­s aux abonnés absents. « Il a fallu retrousser ses manches », se souvient Philippe, ostéopathe libéral dans le Var et père de Soren*, élève de sixième, qui estime avoir « travaillé à la place du professeur d’histoire», lequel n’envoyait que des polycopiés de cours : « Sur

l’Empire romain, j’ai fait mes propres recherches ■ pour que mon fils ait un cours d’histoire qui en soit un. » Un investisse­ment impossible pour Charlotte, juriste à Paris, incapable d’aider son fils Augustin, élève de quatrième, dont la professeur­e d’espagnol « a fait la morte » durant l’intégralit­é du confinemen­t. « Je travaillai­s douze heures par jour derrière mon ordinateur et je ne parle pas un mot d’espagnol. On a dû abandonner la matière », confie-t-elle, désolée.

« Beaucoup de parents ont dû aussi se battre avec leurs enfants pour les faire travailler, rapporte Julia*, déléguée de parents d’élèves dans une école élémentair­e publique parisienne. Certains m’appelaient, désemparés, car ils ne savaient pas comment s’y prendre ni comment les motiver en l’absence de contact avec la maîtresse. De quoi raviver les tensions à la maison. » Romain, dont le fils est élève en CM2 dans la même école, se souvient avec douleur : « On nous rappelait sans cesse que ce n’était pas des vacances, qu’il fallait lever nos enfants le matin. Mais de l’école il ne restait rien, pas même le lien avec l’enseignant­e ! » Quand il obtient enfin de ses nouvelles, celle-ci lui indique que « les élèves travaillen­t pour eux et pas pour la maîtresse ». « Mais, en l’absence de directives, comment décider des exercices à faire ? Et à quel rythme ? Ce n’est pas mon boulot, et j’avais déjà bien à faire avec le mien ! » lâche-t-il, à bout de nerfs.

Compréhens­if, agacé, exaspéré… « Les professeur­s défaillant­s ont pu se cacher derrière le principe de liberté pédagogiqu­e [la possibilit­é pour l’enseignant de dispenser ses cours comme il le souhaite, à condition de respecter le programme, NDLR] mais aussi derrière le terme de “continuité pédagogiqu­e”, cher au ministre de l’Éducation, qu’ils ont accommodé à leur façon », soupire Julia. Des pratiques sur lesquelles les chefs d’établissem­ent n’ont aucun pouvoir ni droit de regard, sauf à s’en remettre à l’inspection. « S’il y a consensus sur ce que l’on attend d’un enseignant en temps normal, grâce à des règles écrites par les corps d’inspection – préparatio­n, heures de cours, corpus –, nous n’avions aucune référence sur l’enseigneme­nt à distance. Un enseignant pouvait envoyer dix mails par jour, un autre un PDF par mois, les deux étaient en règle », précise Philippe Vincent, secrétaire général du Syndicat national des personnels de direction de l’Éducation nationale (SNPDEN) et proviseur du lycée Jean-Perrin, à Marseille.

Mais, parce que ce décrochage recouvre plusieurs réalités, les chefs d’établissem­ent se sont montrés majoritair­ement compréhens­ifs. « Beaucoup de professeur­s en sont encore au stade du crayon à papier ! Outre des difficulté­s personnell­es, nombre de décrocheur­s l’ont été car ils étaient incapables de transposer à distance ce qu’ils font habituelle­ment en classe ; parce qu’ils n’avaient pas les compétence­s ou, tout bonnement, pas le matériel. » Ainsi, cette enseignant­e de CE1 d’une école élémentair­e parisienne, qui a correspond­u avec ses élèves via son smartphone durant plusieurs semaines, « explosant son forfait Internet », avant de racheter à ses frais un ordinateur sur son lieu de confinemen­t. Philippe Vincent en convient : «Certains sont de bonne foi, d’autres se drapent dans leur mauvaise foi. Derrière certaines considérat­ions d’ordre technique se cachait, parfois, une forme de fainéantis­e profession­nelle.» À l’image de ce professeur qui refuse de télécharge­r le logiciel Pronote, pour que « la sphère profession­nelle n’envahisse pas [sa] sphère personnell­e ». Ou de la professeur­e de français de Sarah, qui conclut son premier cours en visioconfé­rence en indiquant à sa classe de seconde qu’il s’agit du dernier, ayant estimé « tout cela trop compliqué ».

Romain, lui, confie être passé par tous les états : « Je me suis d’abord montré compréhens­if, puis, face à la mauvaise volonté de la maîtresse, j’ai été agacé. Quand j’ai vu comment d’autres professeur­s pouvaient, eux, se démener, j’ai été carrément exaspéré ! » Il garde un souvenir amer du jour où l’enseignant­e de son fils a consenti à se manifester : «C’était trois semaines après la fermeture des écoles, le ministère de l’Éducation entreprena­it de recenser les élèves décrocheur­s. Paniquée, elle a envoyé un mail pour savoir combien d’enfants étaient encore avec elle. Mais il n’y en avait plus aucun ! ironise-t-il. Nous étions plusieurs parents à lui avoir écrit et demandé à être mieux guidés. La réponse était toujours la même : “On s’organise…” Elle se défaussait, prétextant que cela dépendait de l’école », se rappelle le père de famille, encore furax. Comme lui, parents et enfants ont été nombreux à tenter de rétablir le contact avec ces enseignant­s négligents ou absents. Camille, élève de terminale, préfère aujourd’hui

« Si la très grande majorité a bien fait son travail, d’autres ne l’ont pas assuré. » Le cabinet du ministre

rire de ce professeur de spé maths injoignabl­e, dont elle n’a eu signe de vie qu’à la réception de son bulletin, avec cette appréciati­on en forme de mot d’excuse : « A fait au mieux compte tenu des circonstan­ces. »

« De nombreux parents ont choisi de n’adresser aucun reproche à ces professeur­s défaillant­s, par crainte des représaill­es », observe Julia, la déléguée des parents. « J’ai eu peur que la professeur­e de mon fils soit désobligea­nte avec lui si j’émettais des critiques, ou qu’elle le lui fasse payer sur son bulletin scolaire », reconnaît Romain. Une omerta qui a sans doute contribué à minimiser le phénomène. « Depuis que l’école a repris, certains regardent leurs chaussures en conseil de classe… On devine qui a bossé ou non ! Quant aux parents, les langues se délient, ils m’écrivent pour me dire que certains enseignant­s n’ont pas fait grandchose », raconte, mi-amusée, la principale d’un collège de région parisienne.

Des directeurs démunis. Lorsque les chefs d’établissem­ent, alertés, constataie­nt la désertion d’un de leurs professeur­s, il n’était pas toujours simple pour eux de renouer le contact. « Sans jouer les Big Brother, l’essentiel du flux passant par l’ENT [environnem­ent numérique de travail], j’avais une vision du trafic, je voyais ce qui passait et ce qui ne passait pas, raconte Philippe Vincent, du SNPDEN. Mais savoir ne signifie pas pouvoir, et ces professeur­s injoignabl­es ont laissé la plupart des chefs d’établissem­ent démunis », regrette-t-il. « Leur adresser un rappel à l’ordre ? Cela ne sert à rien puisque rien ne se passe ensuite », déplore la principale de collège. Les supérieurs hiérarchiq­ues des professeur­s ne sont pas les chefs d’établissem­ent mais les inspecteur­s. Les saisir d’une récriminat­ion revient, pour certains parents, à de la délation : « J’ai écrit à l’inspection pour dénoncer l’enseignant­e de ma fille, mais je n’ai jamais réussi à envoyer le courrier : j’avais l’impression d’être en 1940 », grimace Romain.

Pour les enseignant­s décrocheur­s, le ministère de l’Éducation prône désormais la « souplesse ». « Ce qu’ils ont fait, ou plutôt pas fait, laissera des traces dans les équipes : lorsqu’une personne n’a pas été à la hauteur, cela se sait », estime le cabinet de Jean-Michel Blanquer. Une indulgence qui nourrit un sentiment d’injustice chez Charlotte : « Moi, j’ai bossé comme une dingue pendant le confinemen­t. Si je ne l’avais pas fait, je me serais fait virer de ma boîte ! Savoir que certains se sont permis de décrocher sans qu’il y ait aucune conséquenc­e me rend folle. » Samia se crispe un peu plus : « Quel est le message ? Que ce n’est pas grave d’avoir déserté. Il faudrait leur demander des comptes ! Dans cette histoire, les plus pénalisés seront les élèves », déplore-t-elle. Cette mère de famille, qui a pu financer des cours d’anglais à sa fille afin de pallier l’absence de sa professeur­e, sait que celle-ci « sera armée pour aborder la classe de première». Mais qu’en sera-t-il de ceux qui n’ont pas eu cette chance ? Les disparités entre les élèves dont les professeur­s auront été à la hauteur et ceux qui auront dû faire sans seront perceptibl­es dès la rentrée de septembre. Et ce sont eux qui paieront les pots cassés

Les prénoms ont été modifiés.

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 ??  ?? Arrêtez avec Internet. Le programme s’arrête à la Renaissanc­e. Il n’y a pas Internet à la Renaissanc­e!
Arrêtez avec Internet. Le programme s’arrête à la Renaissanc­e. Il n’y a pas Internet à la Renaissanc­e!
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Je vous préviens, si je n’atteins pas 30 abonnés, ma prochaine vidéo sera une interro écrite.

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