L’éditorial d’Étienne Gernelle
Le PNF se vit comme un parquet d’élite, né dans des circonstances exceptionnelles. Pourquoi ne s’accorderait-il pas des pouvoirs à l’avenant ?
C’est sans doute le génial auteur de polars Michael Connelly qui en parle le mieux : « Tout le monde déteste
l’avocat de la défense, jusqu’au moment où en a besoin. » (1) Il n’est pas nécessaire de revenir longuement sur l’histoire et les fondations de notre État de droit pour saisir en quoi l’affaire révélée par Marc Leplongeon (lire
p. 30) cette semaine est terrifiante : des avocats espionnés via les factures détaillées de leurs téléphones… Mais dans quel pays vit-on ? Sans droits de la défense, que signifie la Justice ?
Tout cela va bien au-delà des mauvaises manières faites à quelques ténors du barreau, et, derrière, à Nicolas Sarkozy, qui était visiblement la cible recherchée à tout prix. Il s’agit d’un abus manifeste de pouvoir. En clair, des magistrats se sont assis sur les principes qui protègent nos libertés, alors qu’ils sont censés les garantir. Ce n’est pas rassurant. En 2013, le fameux « Mur des cons » dévoilait la partialité politique d’une partie d’entre eux – le Syndicat de la magistrature –, cependant, là, il ne s’agit plus d’affichettes désignant des cibles (Sarkozy en faisait partie) mais d’actes de piraterie judiciaire. En l’espèce, les apprentis justiciers appartiennent au Parquet national financier (PNF). Celui-ci a été créé fin 2013, dans la foulée du traumatisme de l’affaire Cahuzac, comme le raconte l’enquête d’Aziz Zemouri (lire p. 42). On allait voir ce qu’on allait voir : des super-magistrats pour de super-affaires, et les vaches seront bien gardées. Mais voilà, l’hubris humaine étant ce qu’elle est, nous revenons, hélas, au célèbre et sombre constat du père de notre État de droit, Montesquieu : « C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser. » On oublie d’ailleurs souvent la seconde partie de la phrase : « Il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Qui le diroit ! La vertu même a besoin de limites. » Nous y sommes. Faut-il dissoudre le PNF ? La question mérite en tout cas d’être posée. Les lois et les tribunaux d’exception ne présagent jamais rien de bon. Or le PNF se vit comme un parquet d’élite, né dans des circonstances exceptionnelles. Pourquoi ne s’accorderait-il pas des pouvoirs à l’avenant ?
Au Point, nous avons eu une expérience avec lui, plutôt instructive. En 2017 étaient publiées, dans un livre signé par deux journalistes de Mediapart, des écoutes téléphoniques qui rendaient compte d’une conversation entre la conseillère en communication de Nicolas Sarkozy et votre serviteur (2). Nous fûmes interloqués: les écoutes de journalistes sont réprouvées par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour des raisons évidentes de secret des sources. Nous avons donc écrit au procureur de la République de l’époque, François Molins, pour demander des explications : dans quel cadre, et pour quel motif, ces conversations ont-elles été interceptées, et pourquoi diable ont-elles été retranscrites ? C’est Éliane Houlette (alors à la tête du PNF) qui nous a répondu, de manière lapidaire, montrant un mépris souverain pour les questions qui lui étaient posées. Au passage, elle a assuré qu’« aucune ligne attribuée à un journaliste n’a été placée sous
écoutes ». Il faut donc croire que c’est l’attachée de presse de Sarkozy qui l’était. Ce qui revient à espionner non pas ,un mais des dizaines de journalistes… Le PNF doit donc disposer d’un sérieux dossier sur la presse française ! Une atteinte grossière au secret des sources (avec ici la bénédiction de Mediapart), qui nous a menés à former un recours direct devant la Cour européenne des droits de l’homme.
Soyons clairs : l’efficacité de la Justice contre la délinquance financière est un enjeu essentiel. Ce journal ne défend ni Nicolas Sarkozy (que nous avons souvent et durement critiqué dans ces colonnes), ni personne d’ailleurs. Mais l’État de droit ne peut s’ajuster à la tête du client. Mireille Delmas-Marty, juriste et professeure émérite au Collège de France, nous rappelait, il y a quelques semaines, une formule un peu oubliée de la CEDH, dans laquelle celle-ci pointait le risque de « perdre la démocratie au motif de la protéger » ■
1. Volte-face (Calmann-Lévy, 2012).
2. Lire à ce propos Le Point du 26 octobre 2017.