Ottoman mania en Méditerranée, par Kamel Daoud
La parenté confessionnelle autorise à presque absoudre la colonisation actuelle de la Libye et du Maghreb.
Un Norvégien qui s’intéresse au Maghreb ou à la Méditerranée du Sud peut s’étonner : pourquoi l’actuelle invasion turque en Libye, par mécénat et parrainage des Frères musulmans en Tunisie et en Algérie, n’est-elle jamais qualifiée de « main étrangère » par ceux qui se réclament de l’épopée de la décolonisation ? Pourquoi l’invasion et la colonisation ottomanes en Algérie et dans le Maghreb sont presque absoutes, pardonnées sinon qualifiées de colocation historique à chaque morceau perdu de souveraineté par ces pays ? Pourquoi crie-t-on au complot, à la déstabilisation, à la CIA quand il s’agit de l’Occident et cherche-t-on des prétextes nobles pour la prédation énergétique turque d’Erdogan et de ses bases militaires ? Existe-t-il des dominations plus désirables que d’autres ou des mains étrangères plus douces que d’autres ? Pourquoi n’y a-t-il pas de « complot turc » en vogue dans les médias du Sud si sensibles à la question des frontières ?
À cause de la confession, pourra-t-on dire.
La thèse est solide, d’ailleurs. L’Empire ottoman est le dernier qui avait la couleur d’une croyance commune avec les victimes de l’Occident. Du coup, un Ottoman n’a jamais été vu comme un prédateur, un colonisateur, un exterminateur. Pour exemple, l’histoire officielle algérienne a depuis longtemps décidé d’effacer l’ardoise des deys d’Alger et de ne retenir, pour des raisons de légitimation du régime, que la colonisation française comme blessure. La montée en puissance des Frères musulmanset leur mainmise sur les fabriques des opinions et des médias consolideront l’amnésie sélective : les Ottomans se retrouvent blanchis de leurs saccages et de leurs violences dans le Maghreb. Cette extension du pardon rétrospectif aide énormément, aujourd’hui, à absoudre l’invasion libyenne qui, doucement, construit le premier émirat des Frères musulmans en Libye et creuse son chemin d’avenir en Tunisie et en Algérie.
On comprend alors que le « Grand Turc » Erdogan insiste tant à se présenter comme une réincarnation. Il sait que la nostalgie est puissante au Sud et que rejouer la suprématie marine méditerranéenne, ou le protectorat des peuples sans État, est une recette qui marche. Cette folie du remake est à la base de tout ce que fait, tente ou ose Erdogan. Son idéologie est la restauration, cette vieille chimère du monde dit arabe où il s’incruste. S’il y réussit, on aura, derrière les « États-Potemkine » des premiers émirats Frères musulmans au Maghreb, la nouvelle frontière transméditerranéenne turque. Comme autrefois.
On va crier, à lire ces lignes, à l’exagération de la menace et cela se comprend : les islamistes travaillent à l’invisibilité de leurs manoeuvres, là où les élites urbaines modernistes dans les capitales du Maghreb jouent aux décoloniaux de prestige, font le procès permanent de l’Occident et des purges internes pour soupçon d’impureté révolutionnaire. Cela va durer jusqu’à l’autoextermination par oisiveté et jusqu’au triomphe du rêve turc.
À lire ce qui s’écrit de louanges sur Erdogan et sa mission au Maghreb, une rage saisit. Celle de voir que le seul moyen pour les siens de rêver la liberté, c’est de rêver à changer de seigneur féodal. De ne concevoir des souverainetés que dans la délégation, impuissants qu’ils sont à imaginer la guérison face aux rentes et aux conforts de la mémoire et incapables d’oser l’avenir selon soi et pas selon les autres. La Turquie d’Erdogan envahit le Maghreb, applaudie comme une libération par la servilité et une prédation sous consentement. Le dire expose à l’insulte de « servilité pour l’Occident », d’islamophobie ou de traîtrise. Se taire, c’est laisser advenir une servilité réelle pour les siens.
La Méditerranée n’est pas une mer morte pour Erdogan. C’est une mer brûlante du souvenir des échecs et des défaites, une mer vivante pour son ego, une propriété qu’il veut retrouver. Aujourd’hui en Libye, demain ailleurs, il trouvera des clients qui croiront à sa revanche et des nostalgiques qui rêveront de son cheval blanc
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La Turquie d’Erdogan envahit le Maghreb, applaudie comme une libération par la servilité.