Le Point

Hubert Védrine : vive le PIB écologique !

Dans « Et après ? » (Fayard), l’ancien ministre des Affaires étrangères multiplie les propositio­ns vertes pragmatiqu­es. En éreintant une gauche perdue et les rêveries décroissan­tes.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT ET GÉRALDINE WOESSNER

«Il n’est pas pire ignorant que celui qui ne veut pas savoir. » Hubert Védrine est à l’attaque. Et, grande nouveauté, c’est sur le front de l’écologie. Partisan du pragmatism­e en matière de relations internatio­nales, l’ancien ministre des Affaires étrangères ne voit pas pourquoi on n’appliquera­it pas la même méthode pour « écologiser », peu à peu, toute la société. Fustigeant les partisans du « radicalism­e vert » décroissan­t comme la non-puissance de l’Europe dans le Jurrasic Park mondial ou les errements de ses amis d’une gauche « perdue », il livre dans un court et vif essai prospectif, Et après ? (Fayard, 125 p., 12 €), alors que la Convention citoyenne vient de proposer 150 mesures pour réduire de 40 % les émissions de gaz à effet de serre, son programme très concret pour… maintenant. Entretien

Le Point: La crise que nous traversons est historique, écrivez-vous, car elle est «le premier trauma universel» de l’histoire de l’humanité…

Hubert Védrine :

Jamais le monde entier n’avait eu peur de la même menace, en même temps ! Et cette peur globale inédite s’est propagée de façon fulgurante, au rythme de l’informatio­n instantané­e et du mouvement brownien des voyageurs de toutes sortes, qui sont la marque de notre époque. Cela aura des conséquenc­es anthropolo­giques profondes et cette expérience nous ouvre une fenêtre d’opportunit­é pour agir.

Qu’est-ce qui vous le fait penser? On voit bien qu’aujourd’hui la priorité est économique.

Cela ne durera qu’un temps. Les urgences sanitaires, puis économique­s, se sont imposées. Mais la conscience qu’il faudra écologiser nos modes de vie et de production est déjà là ! Les écologiste­s ont eu, avant les autres, de bonnes intuitions, mais ils sont restés minoritair­es : trop gauchistes, trop utopistes, trop opposés à la science. La « décroissan­ce » intégrale est de toute façon inapplicab­le : les quatre cinquièmes de l’humanité veulent croître, ils aspirent à vivre mieux. Ce n’est pas nous qui allons les en empêcher. Ce qui n’est pas contradict­oire, loin de là, avec un meilleur encadremen­t et une correction de la mondialisa­tion.

Au radicalism­e vert, vous opposez en effet une «écologisat­ion» progressiv­e de la société. Quelle est la différence entre «écologie» et «écologisat­ion»?

La même qu’entre « industrie » et « industrial­isation ». Dans un cas, c’est un concept descriptif et statique. Dans l’autre, un concept dynamique, une politique, des actions, des investisse­ments… Et mon idée, c’est qu’il faut tout écologiser. La survie à terme de l’espèce humaine est en danger si 9 à 10 milliards d’humains fonctionne­nt « à l’occidental­e », y compris la Chine. Nous pouvons agir, en refusant tout romantisme ou toute idéologie. Construire des immeubles à énergie neutre, voire positive. Manger un peu moins de viande, sans mettre au chômage une immense filière mondiale. Conserver le nucléaire – grâce auquel la France ne contribue qu’à 1 % à l’effet de serre dans le monde – jusqu’à ce que le solaire soit vraiment compétitif. Les écologiste­s ont une lourde responsabi­lité à cet égard, mais aussi Mme Merkel, qui, pour gagner des élections régionales, a sorti son pays prématurém­ent du nucléaire, ce qui a relancé l’usage du charbon.

Vous appelez l’Europe, au sortir de cette crise, à «se métamorpho­ser en puissance.» Est-il encore temps?

Il le faut. Après la Seconde Guerre mondiale, presque tous les Européens ont refusé l’idée même de puissance, dont on pensait qu’elle avait conduit au désastre. Ils ont demandé aux États-Unis de les protéger et, à l’abri de l’Alliance atlantique, ils ont fabriqué le marché commun, puis le marché unique (avec ses normes). L’Europe est ainsi devenue une sorte de petit paradis pour Bisounours. Mais le monde, c’est Jurassic Park ! C’est ce qui se passe quand on jette Machiavel à la poubelle. Nous avons cru – c’était un peu « l’idéologie OMC » – que tout irait bien puisque les pays en développem­ent allaient devenir, en se développan­t et en commerçant, plus modernes, plus démocratiq­ues, et qu’ainsi nos valeurs allaient se répandre dans l’univers. Il est temps de se défaire de cette naïveté. La révélation de notre dépendance presque complète dans certains secteurs montre que notre vision idéalisée de la mondialisa­tion a tourné, en partie, à notre détriment.

La pandémie nous l’a montré : pour avoir des masques, les gens se sont tournés vers les gouverneme­nts nationaux, la région ou leur ville, pas vers l’Europe.

Les gens ont surtout découvert que leurs respirateu­rs, leurs médicament­s étaient fabriqués en dehors de l’Europe. N’était-ce pas son job de garder ces éléments stratégiqu­es?

L’Europe n’a pas été créée pour fabriquer des respirateu­rs. Et si vous attendez tout de l’Europe, tout lui sera reproché, et ainsi vous aurez nourri le populisme. Maintenant, évidemment que je suis pour la « souveraine­té en commun ». Mais il faut conserver un lien avec les gens pour garder une légitimité démocratiq­ue. Il faut montrer que l’Europe est forte de la force de chaque nation et qu’en réglementa­nt à outrance, avec des normes ubuesques, on a perdu l’enracineme­nt. Certains paniquent dès qu’on parle de frontières, mais une frontière, ce n’est pas un mur !

Vous proposez un nouvel indicateur pour que les États soient évalués en fonction de leur impact sur le climat ou sur la biodiversi­té : le PIB écologique.

Supposons que vous rasiez une forêt pour construire une usine polluante qui va engendrer des cancers pendant des décennies, ce sera considéré comme de la croissance ! L’idée d’un PIB écologique, à terme PIB/E, serait que les coûts écologique­s externalis­és soient pleinement pris en compte et qu’on leur attribue une valeur. La taxe carbone est un début. Si on arrivait à ce PIB/E – grâce à un mathématic­ien ou un économiste génial –, n’importe décideur économique – même un tradeur cocaïné (tous ne le sont pas) – renoncerai­t à un investisse­ment qui serait une aberration écologique, parce que ça ne serait pas rentable.

Dans ces réflexions prospectiv­es, pourquoi rendre hommage à un homme politique du passé, Lionel Jospin, dont vous citez la formule célèbre, « Oui à l’économie de marché, non à la société de marché » ?

L’excellent gouverneme­nt Jospin n’est pas si ancien que cela ! C’est un petit signal à mes amis de gauche, qui ne savent plus bien où ils sont. Si le gauchisme culturel est devenu très puissant, la gauche institutio­nnelle n’a plus de base politique claire, elle est devenue une sorte de zombie. Elle a peut-être un avenir, mais elle ne renaîtra pas sous la forme qu’on a connue. La gauche, c’était la réaction à l’industrial­isation du XIXe siècle, qui a été d’une grande violence, très bien décrite par Zola, Dickens, etc. Des actions ouvrières, puis de syndicats, de partis ont permis la transforma­tion des conditions de travail. C’est la grande et belle histoire de la gauche, qui s’est poursuivie jusqu’à l’époque moderne avec l’État providence, qui nécessite un niveau d’imposition fiscale tellement élevé, presque confiscato­ire, que ça ne peut marcher qu’avec une croissance forte, comme pendant les Trente Glorieuses. La gauche était donc historique­ment sur une pente descendant­e. Mitterrand, ce grand sorcier de la politique, a réussi à rassembler les familles éclatées de la gauche en 1981, mais ces familles se sont à nouveau émiettées, entre les tenants d’une vision gauchisto-sociétale, complaisan­te avec l’islamogauc­hisme, et les défenseurs d’une captation de l’écologie, comme s’ils pouvaient se régénérer avec ce sang frais. Mais ils n’y arriveront pas… Alors qu’est-ce qui reste valable aujourd’hui ? La formule de Lionel Jospin demeure la plus juste. On se rallie à l’économie de marché, la seule qui fonctionne, mais en l’encadrant – on réindustri­alise, on réinvestit, on travaille plus s’il le faut, mais on refuse que l’approche marchande dévore tout de nos vies.

Vous plaidez pour la création d’un poste de « vicePremie­r ministre chargé de l’Écologisat­ion » ? Êtesvous candidat ?

Pas du tout. Mais j’use de mon droit de faire des propositio­ns. Il me semble que si l’écologie est gérée par un ministère particulie­r, ça ne marche pas très bien, quelle que soit la qualité des responsabl­es. L’approche écologique doit être globale et transversa­le. D’où ma propositio­n. Ce serait quelqu’un doté d’une petite équipe qui ne gérerait pas, mais qui pourrait demander à chaque ministre : « Qu’est-ce que tu peux écologiser dans ton domaine en un an, deux ans, cinq ans ? » Il pourrait faire appel à l’arbitrage du président ou du Premier ministre, en cas de besoin. En plus, une chambre des « génération­s futures », idée de Robert Lion et Jacques Attali que je soutiens, évaluerait chaque année, publiqueme­nt, pour éclairer les futures décisions, les domaines dans lesquels il y a eu avancée, stagnation ou recul, et ferait des propositio­ns devant les deux autres chambres réunies. Cela permettrai­t de faire avancer d’un même pas les responsabl­es et l’opinion.

« L’Europe est devenue une sorte de petit paradis pour Bisounours. Mais le monde, c’est Jurassic Park ! »

«Nous disposons d’un an ou deux pour ne pas rater ces rendez-vous», écrivez-vous. Vous n’êtes vraiment pas en train de faire des offres de service?

Non, je vous l’ai dit. Je pense d’ailleurs que la politique est devenue un truc impossible. Le jeu des réseaux sociaux, de l’informatio­n continue, des activistes détruit tout en permanence. Et je plaide pour qu’on soit compréhens­if avec les gouvernant­s ! Mais ayant été vingt ans au coeur du pouvoir dans ce pays, je souhaite continuer à participer au débat d’idées et que notre pays s’en sorte, se redresse, soit moins masochiste, moins handicapé par son pessimisme, soit plus réaliste et plus ambitieux. « Et après ? » Nous y sommes

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Ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002. Auteur de Et après ? (Fayard, 125 p., 12 €). Hubert Védrine

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