Un pionnier nommé André Gorz
Disciple de Sartre, il fut l’un des hérauts de l’écologie politique et de la décroissance. Ce penseur d’utopie reprend aujourd’hui sa place au coeur du débat d’idées.
C’est le dieu de moins en moins caché de l’écologie politique, dont les maîtres mots sont : autonomie, émancipation, autodétermination, collectifs, mises en réseaux, horizontalité, rétablissement des chaînes production-consommation. Mais, chez André Gorz (1923-2007), pas question d’un retour à l’autosuffisance, régression qu’il qualifiait de « pétainisme vert ». On ne trouvera non plus aucun éloge idyllique de la nature. Il s’inscrivait aussi en faux contre une écologie scientiste, qui entendait gérer d’en haut, bureaucratiquement, les impératifs écologiques.
Si ses principaux textes sur le sujet datent de la fin des années 1970, sa prise de conscience remonte à 1972. Cette annéelà, le Club de Rome publie son fameux rapport Halte à la croissance tandis que des scientifiques britanniques, dans Changer ou disparaître, alertent sur la catastrophe imminente. La collapsologie climatique pousse ses premiers cris. Mais André Gorz, alias Michel Bosquet quand il signait dans
Le Nouvel Observateur des articles nourris de reportages dans une Amérique déjà minée par la pollution, vient de plus loin quand il jette les bases de son écologie radicale. Ce disciple de Sartre, le plus brillant, élabore dès
1959 une critique du capitalisme qui se concentre sur une critique des besoins. En bon sartrien, Gorz s’appuie sur le sujet. Il pense en termes de liberté, de responsabilité.
Dans le système capitaliste, il déplore l’emprise de l’offre sur la demande, la création de besoins superflus, à rebours des véritables besoins d’un homme qu’on aliène, qu’on artificialise. Il ne part pas d’un impératif écologique mais d’un impératif du véritable besoin, en appelant à l’autolimitation – ce qu’aujourd’hui on traduit par un « vivre mieux en consommant moins ». Le capitalisme, et son mythe de la croissance censée assurer la justice sociale, est une « mégamachine » devenue folle, destructrice, entraînée à produire toujours plus. Dans cette recherche du suffisant, du nécessaire, contre le superflu se niche une critique précoce de la perversion du naturel par la vie artificielle, l’intelligence artificielle, le posthumanisme…
Il faut également prendre en compte deux autres pans de son oeuvre. Sa critique de la technique, qui avance main dans la main avec le capital. Là aussi sartrien, très influencé par les phénoménologues, il remet au centre l’humain, le corps, le vivant. Cette technocritique, qui prolonge le personnalisme d’un Jacques Ellul, souligne les pertes de pouvoir de l’individu, qui ne contrôle plus rien et se perd dans des emplois déconnectés. Sans les nommer, Gorz évoque déjà les bullshit jobs. Or sa pensée est une pensée de l’émancipation. Mais elle ne refuse pas pour autant la technique. Au contraire. Il encourage ainsi « les usages subversifs des outils numériques », comme le rappelle la préface à Leur écologie et la nôtre, une anthologie de ses textes (à paraître au Seuil).
Une politique du « temps ». Les projets – notion fondamentale chez Sartre – de collectifs, de coopératives, d’ateliers doivent s’appuyer sur l’interconnexion de réseaux d’autoproduction high-tech. Le passage de l’ère industrielle, de son gigantisme, de sa division du travail, à des économies plus fragmentées, «à échelle humaine», favoriserait cette reprise en main des « nouveaux outils ». Enfin, Gorz est celui qui a théorisé la fin du travail. «Ce qui disparaît, ce n’est pas le besoin pour chaque individu de travailler ou de se réaliser dans son travail, mais ce qu’il appelle la “forme emploi” du travail, c’est-à-dire le “travail salarié à plein temps”», analyse Christophe Fourel, auteur d’André Gorz. Un penseur pour le XXIe siècle (La Découverte). Gorz, qui demandait une politique du « temps », prône le développement d’activités sociétales créatrices de richesses. Aux antipodes d’une société où les individus participent à un monde qui n’est l’objectif d’aucun d’entre eux, son écologie propose une autre vision de l’homme, de la société, du milieu de vie et des sujets entre eux.
Cette pensée est certes une utopie. Comme le rappelle François Noudelmann dans un entretien avec Gorz, Penser l’avenir (La Découverte), l’utopie « a pour fonction de donner du recul sur ce que nous faisons à la lumière de ce que nous pourrions ou devrions faire ». Sur le plan politique, Gorz établissait la distinction essentielle entre réformes subalternes – remédier aux problèmes d’une société existante – et réformes ultimes, celles qui permettraient d’accoucher d’une autre société, où les actions retrouveraient leur sens et leur but. « Je ne dis pas que ces transformations se réaliseront. Je dis que, pour la première fois, nous pouvons vouloir qu’elles se réalisent. »
Lire ou relire André Gorz : Leur écologie et la nôtre (Seuil, 384 p. 22 €, à paraître en octobre 2020). Penser l’avenir. Entretien avec François Noudelmann
(La Découverte). Et André Gorz. Une vie, de Willy Gianinazzi (La Découverte).