Au Brésil, « petite grippe », grosse crise
Populisme, chloroquine et fariboles… Comment le Covid plonge le Brésil de Bolsonaro dans la tourmente.
Maria Alves filme, secouée par les sanglots, le cercueil qui plonge dans la terre orange. Elle se tient sur une motte meuble, entre les monticules surmontés de croix, en robe rayée et ballerines rose chair, à côté des hommes en combinaison verte qui remplissent la tombe de son grand-père. « Je voulais appeler la famille, mais ils vivent à une demi-journée de bateau, Internet passe mal. Je leur enverrai la vidéo», soufflet-elle. Oscar de Souza est mort du Covid-19 à 78 ans et Maria hait cet enterrement sans personne, dans ce terrain vague. « Et dire que bientôt, ce sera plein de tombes », songe-t-elle. Le cimetière de Manaus, en Amazonie brésilienne, ne cesse de s’étendre. Le mur de lianes et de forêt tropicale qui le ceint recule à mesure que les morts ont besoin de place. Début mars, le président Jair Bolsonaro se gaussait de la gripezinha, la grippette. Maria lève les yeux au ciel, au-dessus de son masque trempé de larmes : « L’abruti. » Quand il a fallu creuser des fosses communes, le maire a appelé à l’aide. Bolsonaro, en conseil des ministres, l’a traité de « bon à rien » qui gonflait le nombre de décès. « Il n’avait qu’à venir ! fulmine Francisco Pinheiro, fossoyeur, en s’essuyant le front, qui ruisselle par 35 degrés. On a enterré jusqu’à 140 corps par jour, on est 25, il aurait fallu 1 000 hommes ! » Le Brésil, où la pandémie progresse encore, est devenu le deuxième épicentre au monde. Le virus est entretenu par un autre: celui des fake news. La crise sanitaire, plus qu’ailleurs, est politique.
Marcus Lacerda, infectiologue de 43 ans, est abasourdi par la campagne de haine qu’il a subie. À Manaus, les fortunes du caoutchouc ont dompté une nature féroce qui, par endroits, défonce les trottoirs. Dans le centre-ville Belle Époque trône un théâtre rose bonbon, et les restaurants servent du tambaqui – un poisson de l’Amazone – aux fruits de la Passion et des fourmis croustillantes, au goût de citronnelle, sur un lit de mousse de manioc. Né à Brasilia, Lacerda est venu pour un autre insecte: le moustique. Le paludisme sévit dans la région, qui abrite la Fondation de médecine tropicale Dr Heitor Vieira Dourado. Lacerda, brun barbu débonnaire, y reçoit sous des photos de sa famille, improbable victime… de Didier Raoult. La chloroquine est devenue inopérante en Afrique
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mais pas ici, où elle est très utilisée. « Alors, ■ quand on a vu l’étude de Raoult, on a voulu tester», raconte Lacerda. Donald Trump s’est enflammé pour ce traitement et Bolsonaro, en fidèle imitateur, a suivi. « Ce qui nous a intrigués, c’est que Raoult disait qu’au cinquième jour 100 % de ses 26 patients obtenaient un test négatif. Et 100 %, ça n’arrive jamais », poursuit Lacerda. Son équipe soumet un protocole à la Commission nationale d’éthique en recherche, qui l’approuve. Mais, comme on est sûr que la chloroquine sauve des vies, elle interdit le placebo. « On y croyait tous », enrage Lacerda. L’étude se concentre sur des cas graves, et, puisqu’ils ont 80 % de risques de mourir, elle use de fortes doses, en surveillant les fonctions cardiaques. Quarante patients reçoivent 2,4 grammes en cinq jours et quarante autres, 12 grammes en dix jours (la dose pour le paludisme est de 1,5 grammes en trois jours). Le sixième jour, l’équipe constate une arythmie plus fréquente dans le second groupe, dans lequel sept patients meurent, contre quatre dans le premier. Elle cesse d’administrer la haute dose et publie sur une plateforme ouverte pour avertir les autres médecins. Le New York Times l’appelle, sort un article : « Une étude sur la chloroquine est interrompue pour cause de complications cardiaques mortelles. »
Autocensure. La machine est lancée. Un fan de Trump, Michael Coudrey, tweete : « Une étude a été conduite au Brésil de façon si irresponsable que je n’arrive pas à y croire. Les chercheurs ont fait de leurs patients des rats de laboratoire. » Lacerda sourit tristement : « Il m’a condamné à trois mois d’enfer. » Eduardo Bolsonaro, l’un des trois fils du président, évoque une étude « pour discréditer la chloroquine », qui a « tué 11 patients ». « Les responsables sont du PT [Parti des travailleurs, NDLR]. Mais c’est un hasard, bien sûr. » Un épidémiologiste de São Paulo embraie, la sphère Twitter d’extrême droite s’enflamme : Lacerda est un gauchiste à la solde du parti de Lula da Silva qui a exterminé ses patients pour nuire à Bolsonaro. Il fait défiler les captures d’écran des « magnifiques messages » reçus sur Facebook : « T’es un fils de pute du PT, tu vas bientôt retrouver cette connasse de Marielle [Franco, députée d’opposition assassinée en 2018] en enfer, t’es fini » ; « Tu vas payer pour ce que t’as fait » ; « Assassin, tu mérites d’être suspendu, monstre, pseudo-chercheur sans scrupule » ; « Ton heure va venir, on te surveille »… Il ferme son profil, cache les photos de ses enfants, écoute sa femme, qui, terrifiée, le convainc d’accepter des gardes du corps pendant deux semaines, « parce qu’on ne sait jamais, parmi ces malades, il peut y en avoir un qui passe à l’acte». Le ministère public le soumet à une enquête, classe l’affaire. L’étude paraît dans le prestigieux Journal of the American Medical Association. « Ça s’est calmé, les ordonnances de chloroquine sont même retombées aux États-Unis », relate-t-il. Mais, un mois plus tard, survient « [s]a deuxième vague à [lui] » : Bolsonaro, confronté au nombre de décès en Amazonie, l’attribue à sa recherche. « En plus d’avoir tué mes patients, j’étais responsable de tous les morts de l’État. » Surtout, sa conclusion majeure est passée inaperçue : «On a fait comme Raoult, en testant aux 1er et 5e jours. La charge du virus ne bouge pas. Il a menti, la chloroquine ne change rien. » Son usage est largement abandonné dans les hôpitaux. Mais des malades, qui se la sont administrée chez eux, sont morts de crise cardiaque. Et, si des instituts de recherche prestigieux ont multiplié les communiqués de soutien à Lacerda, un phénomène d’autocensure est né : les conclusions des centaines d’études similaires n’ont jamais été publiées, par peur des foudres présidentielles. Lacerda hoche la tête : « Je pensais qu’on exagérait, avec les fake news. Mais j’ai été victime d’une opération de “Make Chloroquine Great Again”. J’en ai pleuré, j’ai failli arrêter la recherche. » Sa collègue de l’institut Fiocruz, Margareth Dalcolmo, s’indigne : « L’étude était parfaitement respectable, étant donné les doses utilisées en Chine. C’est lamentable. Ces gens qui ne sont pas médecins appuient la chloroquine pour suivre Bolsonaro, comme dans une secte. »
Manacapuru se situe à une heure et demie de Manaus, au bout d’une route bordée de noyers du Brésil,
d’hévéas et de palmiers géants poussant dans une terre rouge brique. La ville a compté 3083 cas et 122 décès, pour 97 000 habitants. L’hôpital de campagne, dans une clinique privée, accueille encore 6 patients. « Au début, ils arrivaient avec l’ordonnance en tête : de la chloroquine, commente le Dr Gustavo Aquino, 32 ans. J’ai refusé, je n’ai jamais constaté la moindre efficacité, et certains avaient un passé cardiaque ! » Il redoute, pour l’État d’Amazonas, qui rouvre après 62 000 cas et 2 700 morts, la deuxième vague. Les pathologies associées (hypertension et obésité) n’aident pas. Rodrigo Balbi, adjoint chargé de la santé à la mairie de Manacapuru, a été hospitalisé à Manaus, où on lui a administré de la chloroquine. Il a été surveillé de près car il souffre d’obésité. « Il n’y a qu’à Manaus qu’il y a des soins intensifs. Ici, on n’avait pas de respirateurs, on en a obtenu six. L’hôpital n’est plus aux normes, le chantier du nouveau a été interrompu en 2018. Et on manque de médecins, personne ne veut venir », dit-il. Les blouses des infirmières sont pendues dans les toilettes et un arbre menace de ronger les murs de ce qui allait être une maternité flambant neuve. « On demande l’aide du gouvernement fédéral », se désespère le maire de Manacapuru, Beto d’Angelo. Il salue, au bord du fleuve Solimões, qui rejoint le rio Negro pour former l’Amazone, le départ de sept bateaux médicaux qui vont chercher des patients de villages éloignés. « Bolsonaro, en minimisant la maladie, nous a compliqué le travail, dans une ville où tout le monde a du mal avec la distanciation », regrette-t-il.
Car le discours du président a eu des conséquences directes. À São Paulo, où les cafés n’ont pas rouvert, Nicolas Ajzenman, économiste de la Fondation Getulio Vargas, donne rendez-vous dans la rue. Il se passionne pour l’influence des dirigeants sur les citoyens, au-delà des lois. Après la corruption, il a axé sa dernière recherche sur l’attitude face au Covid, en traçant les téléphones portables après les interventions de Bolsonaro. « Il y a eu la gripezinha. Et il a tweeté des vidéos de manifestants en sa faveur, à Brasilia. Cela a fait sortir davantage les gens de chez eux dans les communes où il a été le mieux élu, et moins dans celles où il a perdu. Tout ici est politique: porter un masque, rester chez soi, croire à la chloroquine… » Quitte à soutenir une gestion ahurissante : Bolsonaro a renvoyé deux ministres de la Santé, médecins, car ils étaient favorables à la distanciation ou opposés à l’usage de la chloroquine, et nommé un ministre intérimaire, le général Eduardo Pazuello, sans compétence médicale. Il est apparu dans des manifestations sans masque, toussant et serrant des mains. Il a fait preuve d’une absence totale d’empathie. « Et alors ? Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Je ne fais pas de miracles », a-t-il répondu à la presse. Il a érigé en dogme le mépris envers la science. Tania di Giacomo do Lago, chercheuse en santé publique à la faculté de médecine de la Santa Casa, à São Paulo, n’en revient pas : « J’ai 65 ans, c’est la première fois que je constate que les médecins qui ont quarante ans de métier ne sont pas écoutés lors d’une crise sanitaire majeure. » Le Brésil avait pourtant de sérieux atouts. « Nous avons la seule couverture universelle gratuite dans un pays de plus de 100 millions d’habitants, des soins de base pour 60 % de la population, développe Miguel Lago, conseiller en politiques de santé publique. Trois cent mille agents communautaires se rendent dans les foyers, on aurait pu les employer pour détecter les cas, les isoler, tracer les contacts. Mais ils n’ont pas été sollicités. On a aussi un fichier des ménages pauvres, il suffisait de les aider pour qu’ils restent à la maison. » À la place, le gouvernement propose 100 euros par mois aux travailleurs informels, que beaucoup n’arrivent pas à percevoir. « Seule l’incompétence explique tout cela, nous avons le pire ministère de la Santé de notre Histoire, pendant la pire crise sanitaire et économique », assène Lago.
Dénigrer les opposants. Résultat, le gouvernement tente de maîtriser l’information. Début juin, il a cessé de publier les chiffres totaux des contaminations et des morts, avant d’être rappelé à l’ordre par la Cour suprême. Ceux qui ont réapparu sur le site du ministère de la Santé indiquent 1,08 million de cas confirmés – ce qui place le Brésil en deuxième position pour 100 000 habitants après les États-Unis – et près de 51 000 morts. Mais, selon Domingos Alves, du groupe Covid-19-BR, qui se fonde sur les décès en excès, le nombre de contaminations atteindrait de 6 à 9,13 millions. « Entre le 6 mars et le 15 juin, on a 8 414 décès dus à des syndromes respiratoires aigus, contre 406 l’an dernier. Il y a une sous-identification massive, nous sommes l’un des pays qui teste le moins. Et, presque partout, la courbe descend au 50e jour. Ici, elle monte. » Six organes de presse se sont alliés pour publier leurs propres chiffres, eux qui ont l’habitude d’être attaqués par le gouvernement.
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« Tout ici est politique : porter un masque, rester chez soi, croire à la chloroquine… » Nicolas Ajzenman
«Lacerda et moi avons été victimes des mêmes ■ pratiques, celles du cabinet de la haine », assure Patricia Campos Mello, journaliste à la Folha de São Paulo, en référence à la garde rapprochée de Bolsonaro qui dénigre les opposants. En 2018, elle a prouvé que des agences étaient payées pour diffuser, sur WhatsApp, des messages contre le PT, dont le candidat, Fernando Haddad, se présentait à la présidentielle face à Bolsonaro. Depuis, elle est visée par des campagnes sur Twitter. En février, Bolsonaro a dit qu’elle coucherait avec n’importe qui pour obtenir des informations contre lui. Fin mai, Eduardo Bolsonaro (qu’elle attaque en justice) a soutenu qu’elle avait séduit une source pour accéder à son ordinateur. Mi-juin, elle a interviewé l’ambassadeur des États-Unis, dont le fil Twitter a reçu 322 commentaires en une heure, le mettant en garde contre cette « communiste », cette « menteuse ». « On dit que le cabinet de la haine est composé de quelques personnes du palais présidentiel, mais c’est un écosystème, Il y a des députés, des blogueurs d’extrême droite, beaucoup de trolls. »
Ce genre de procédé pourrait coûter cher à Bolsonaro. De toutes les procédures de destitution lancées contre lui, celle sur l’usage des fake news semble être la plus solide. « Il y en a une trentaine à la chambre des députés, pour atteinte à sa fonction : harcèlement de la presse, par exemple, explique Raquel Pimenta, chercheuse en droit à la faculté de São Paulo. Certaines ont trait à des droits plus fondamentaux, comme la gestion du Covid, qui va à l’encontre du droit à la santé. D’autres visent ses tentatives d’affaiblir les institutions en tentant de changer le chef de la police qui enquête sur l’affaire de corruption touchant son fils Flavio. » Le Tribunal électoral, lui, enquête sur sa campagne, financée par des entreprises privées et recourant aux fake news. Ces dernières occupent aussi la Cour suprême, qui s’intéresse à celles qui ont visé ses propres juges. Une destitution par le Congrès, qui requiert les deux tiers des voix, est peu probable : la cote de Bolsonaro, en baisse, est encore de 25 %. « J’ai voté pour lui, je regrette, reconnaît Lia Pantoja, 41 ans, mère de famille, lors d’une réunion dans un quartier défavorisé à Manaus. Il raconte n’importe quoi, cinq membres de ma famille ont eu le Covid, ce n’était pas une petite grippe. Je voulais qu’il change les choses, il les a changées en pire. Il se fiche des pauvres. »
Menace. L’élite économique, qui rêvait que Paulo Guedes, son Chicago boy ministre des Finances, applique un programme ultralibéral, déchante aussi. Une crise économique monstrueuse s’annonce : 11 % de la population est au chômage et la chute du PIB prévue pour 2020 est de 8 %. Au sommet de l’État, on débat au contraire d’un énorme plan d’investissement dans les infrastructures. Il reste à Bolsonaro une base fidèle, comme cet employé du cimetière, appliqué à peindre les noms sur les croix : « Il nous a sauvés du communisme, et le Covid, ça ne tue que les malades. » Les plus radicaux, qui manifestent à Brasilia en demandant un coup d’État, sont galvanisés par ses foucades. Cela le sauvera-t-il ? Mauricio Santoro, politologue de l’Université de l’État de Rio de Janeiro, en doute : « Les présidents qui ont fait face à des crises à la fois économiques et politiques n’ont pas résisté. Il a la crise sanitaire en plus. Sa popularité va continuer à chuter, mais les destitutions au Congrès fonctionnent quand elle tombe sous les 10 %. La procédure du Tribunal électoral peut aller plus vite. Le plus dangereux, pour lui, c’est l’histoire des fake news : elle annulerait son mandat et impliquerait ses fils. » En attendant, chaque jour apporte son lot de rebondissements. La semaine dernière, Fabricio Queiroz, ex-assistant parlementaire du député Flavio Bolsonaro – aujourd’hui sénateur –, a été arrêté dans le cadre de l’affaire d’emplois fictifs du fils du président. Le ministre de l’Éducation, Abraham Weintraub, visé par l’enquête de la Cour suprême, a démissionné et fui aux États-Unis. Bolsonaro, lui, agite la menace d’une intervention militaire et minimise la pandémie. « On a peut-être un peu exagéré » les mesures pour y faire face, a-t-il dit à Brasilia. Mais la courbe monte. Et le Brésil n’a toujours pas de ministre de la Santé
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« On dit que le cabinet de la haine est composé de quelques personnes de la présidence, mais c’est un écosystème. »
Patricia Campos Mello