Essai (Alaa El Aswany) : petit manuel de résistance antidictateurs
Dans un essai choc, Alaa El Aswany, le dentiste écrivain, attaque à la roulette les mécanismes des grandes tyrannies.
Ce manuscrit entamé au Caire, l’écrivain l’a saisi et copié, à demi fini, sur une clé USB. « Je [la] cachais dans ma trousse de toilette, entre le dentifrice et la crème à raser », précise Alaa El Aswany. Il quittait alors son Égypte natale, constamment menacé par le pouvoir, pour l’exil new-yorkais. « À l’échelle mondiale, les victimes de la dictature sont plus nombreuses que celles de n’importe quelle maladie », observe le dentiste le plus célèbre d’Égypte.
Dans Le Syndrome de la dictature, sous une forme rigoureuse, l’écrivain recense une foule de situations symptomatiques qui, en ces temps de pandémie, pourraient bien alimenter la réflexion sur la limitation des libertés sous prétexte de protection. Où est-ce que ça commence ? Et comment, un peu partout sur la planète, se servant de la démocratie qui l’a mis au pouvoir, un seul homme en arrive à monopoliser ce dernier pour ne plus travailler qu’à sa gloire, avant d’atteindre l’« isolement suprême », selon la démonstration impeccable de l’auteur. De l’« émergence du bon citoyen » au « démantèlement du milieu intellectuel », des premiers signes du mal à son apogée nazi et fasciste, de la Russie de Poutine au Portugal de Salazar, sans oublier le duvaliérisme à Haïti, cette succession d’observations et d’expériences mêlées à une solide documentation n’est pas oeuvre de politologue. Mais un manuel vivant et quasi pédagogique à mettre entre toutes les mains (il serait un cadeau précieux pour des jeunes), ciselé par celles d’un romancier au succès international non démenti depuis son Immeuble Yacoubian (publié en 2006 par Actes Sud), qui ne cesse de réfléchir et d’engager sa plume autrement, entre deux fictions : Chroniques de la révolution égyptienne, en 2011, ou encore Extrémisme religieux et dictature, en 2014. « Terroristes et dictateurs partagent un même mode de pensée », souligne d’ailleurs l’écrivain dans ce nouvel opus.
Le prix littéraire de Kadhafi. Le monde arabe et l’Égypte, bien sûr, y ont la part belle, et l’on s’émeut quand le dentiste et écrivain y livre des clés biographiques, citant cette phrase de son père, Abbas El Aswany, avocat et écrivain : « Toutes les avancées socialistes ne valent absolument rien si la dignité d’une seule personne est menacée. » On comprend pourquoi ce père socialiste s’opposa néanmoins à Nasser, qui déclarait : « La presse doit aider à créer une société socialiste. Nous ne pouvons pas construire le secteur public et avoir des journalistes qui écrivent contre le secteur public. » Saddam Hussein s’adressant aux écrivains, Kadhafi créant en 1988 un prix littéraire des droits de l’homme, tout ce qui relève de la liberté d’expression dans les médias et en littérature est particulièrement senti – et pour cause –, et passionnant. Thomas Mann, Neruda, Pasternak, Mahfouz, Garcia Marquez sont ici revisités à l’aune de leur relation avec le pouvoir, quel tableau ! Mais, chaque fois, plutôt qu’afficher un jugement, El Aswany, si lucide soit-il, fait montre d’un questionnement humaniste. De même quand il se penche sur le peuple, en décrivant ce « bon citoyen » pourri par des années de dictature, vivant « dans l’absence d’espoir et la peur ». De là à prendre la fuite vers d’autres cieux, s’embarquant dans les « bateaux de la mort »… « Si j’arrive à traverser, j’ai une chance de vivre, dixit un jeune Égyptien, mais en Égypte je suis déjà mort. » ■
Le Syndrome de la dictature, d’Alaa El Aswany, traduit de l’arabe par Gilles Gauthier (Actes Sud, 208 p., 19,80 €).
« Je cachais la clé USB dans ma trousse de toilette, entre le dentifrice et la crème à raser. » Alaa El Aswany