Mathieu Laine : « Plus on déresponsabilise, plus on désapprend la liberté »
L’essayiste libéral s’inquiétait déjà dans « La Grande Nurserie », il y a quatorze ans, de l’émergence d’un « État nounou ». Au nom des libertés, il s’insurge contre un État trop précautionniste, qui veut tout gérer dans nos vies.
Comment peut-on être libéral ? Et comment pourra-t-on être libéral après la pandémie ? Pour certains, fort nombreux parmi nos compatriotes, le libéralisme est mort et enterré par la crise sanitaire, qui aurait non seulement discrédité le libre-échange, mais montré la supériorité de l’intervention étatique. C’est loin d’être l’avis de Mathieu Laine, entrepreneur, fondateur du cabinet de conseil Altermind, professeur à Sciences Po et auteur de Il faut sauver le monde libre (Plon, 2019), pour qui les événements de ces derniers mois doivent au contraire nous pousser à défendre nos libertés. S’il refuse de critiquer le pouvoir en place – qui a pourtant tendanciellement renforcé l’« État nounou » –, il s’inquiète de l’engourdissement confortable des citoyens ravis de se confiner en laissant l’État les pouponner.
Le Point: Vous avez publié «La Grande Nurserie» en 2006. Quatorze ans plus tard, et après cette crise sanitaire, où en sommes-nous?
Mathieu Laine : Quand j’ai écrit ce livre, la critique de l’« État nounou » (« Nanny State ») avait commencé à se propager dans les pays anglophones mais n’avait pas encore gagné la France, en dehors de l’ouvrage Big Mother (Odile Jacob), de Michel
Schneider. L’État providence, qui ne jurait que par « je dépense donc je suis», commençait à nous susurrer: «Je te protège donc je suis. » Il se voulait toujours plus maternant, ambitionnant de nous prémunir contre nous-mêmes et de nous fixer dans l’enfance. L’« Empire du Bien », comme disait Philippe Muray, n’a depuis lors cessé de nous border davantage. Qu’est-ce que cela signifie concrètement?
On sait avec Montesquieu, Kafka ou de Jasay, qu’il est dans la nature de l’État de grossir. « Il y aura toujours, n’oubliez pas cela, Winston, il y aura l’ivresse croissante du pouvoir », rappelle Orwell dans son roman phare, 1984. À l’origine, on a utilement cherché à canaliser les violences privées, en inventant le monopole de la violence légale. De régalien, l’État est devenu correcteur, redistributeur, régulateur puis précautionniste, jusqu’à fragiliser sa vocation première. Grand architecte de nos vies, tout est devenu son sujet – qu’on boive, qu’on fume, qu’on fasse du sport, qu’on s’informe aux bonnes sources, qu’on ne prenne pas trop de risque –, jusqu’à constitutionnaliser la précaution, jusqu’à figer l’innovation. Allons-nous bientôt inventer une police de la santé, comme dans S.O.S. Bonheur, la BD visionnaire de Griffo et Van Hamme ? Je ne dis pas qu’il nous faut vivre comme des cow-boys dans un saloon
« Je vois la main invisible du marché se tendre et vous réclamer 90 euros. »
enfumé, mais je doute que le monde aseptisé des Khmers blancs de l’hygiénisme soit un idéal pour l’humanité.
Pendant cette pandémie, ne fallait-il pas restreindre nos libertés pour nous prémunir contre le pire?
Soyons clairs, il n’y avait pas d’alternative au confinement. Encore moins dans une démocratie d’émotion, où la caméra de votre smartphone relie au reste du monde votre part intime, y compris la mort potentielle d’un parent, en direct, à quelques mètres d’un service saturé. Même Friedrich Hayek dit que l’État doit agir en cas d’épidémie. En revanche, j’ai été perturbé par notre capacité collective à docilement nous replier dans nos cages, comme de gentils cochons d’Inde nourris de foin nationalisé, nous déchargeant du fardeau de l’altérité et découvrant le délice malsain de la délégation totale à l’autorité suprême. La difficulté de certains à s’en arracher m’a pétrifié plus encore. Dans un temps où les populistes sont à la mode, cette envie d’infantilisation n’augure rien de bon.
Le confinement était obligatoire, certes, mais l’apprécier reste un geste libre! Un libéral ne devrait-il pas l’accepter?
La politique, c’est aussi un marché. L’aversion croissante d’un peuple au risque incite toute personne en quête de clientèle électorale à lui offrir ce qu’il recherche, quitte à tuer le progrès et l’amélioration de nos vies. Le danger est là. Plus on déresponsabilise, plus on désapprend la liberté.
C’est ainsi que l’on bascule, par de sournois effets cliquets, vers un régime autoritaire.
Vous pensez, comme certains, qu’on est déjà en dictature ?
Bien sûr que non. Nous n’étions pas plus en dictature avant que pendant la pandémie. Ceux qui osent parler ainsi devraient s’exiler en Corée du Nord ou au Venezuela pour se souvenir du sens des mots. En revanche, il nous faut tirer les leçons de notre rapport comportemental et psychique à la liberté. Nous vivons un détachement préoccupant des fondements mêmes de ce qu’on a pu appeler « le monde libre ».
C’est-à-dire?
Nous nous sommes tellement habitués à la liberté et à ses bienfaits qu’on en oublie qu’elle peut mourir. L’égalitarisme, le moralisme et la « risquophobie » sont des allées de servitude. Dans cette crise, il y a eu, jusqu’au sommet de l’État, une disjonction de vision entre ceux qui poussaient au déconfinement volontariste, au retour au travail, à l’école, à la vie, et les ayatollahs du verrouillage technocratique. Pour relancer le pays, je crois plus aux félins qui parient sur l’innovation et l’action humaine qu’aux rongeurs planificateurs du repli sur soi.
Et la liberté d’expression?
C’est la « peau de chagrin » paradoxale de notre temps. D’un côté, tout le monde peut s’exprimer, y compris sous couvert de lâcheté anonyme. De l’autre, la tentation de nous
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« La civilisation et son enrichissement naissent des idées plus encore que du capital ou des institutions. »
museler, essentiellement pour nous protéger, est très ■ vive. On peut ne pas être naïf, mesurer les dangers des réseaux sociaux et des malveillances extérieures, sans basculer dans 1984. Comme Benjamin Constant, je place l’expression au-dessus des législations humaines. Je crois aussi à la société civile, qui fourmille de solutions, et à la concurrence, y compris sur les choix éthiques. Un réseau social gagnerait, par exemple, en confiance et en attractivité s’il se dotait, pour régler ces sujets complexes, d’un tribunal arbitral indépendant de ses dirigeants.
Ne serait-ce pas donner trop de pouvoir aux Gafa?
Au sujet des Gafa, on oublie souvent une chose : chacun est libre d’en être ou pas ! Dès lors que la transparence de l’utilisation des données est assurée et que l’État de droit fonctionne, n’est-il pas infantilisant de se retourner vers l’État pour réglementer tous ces sujets ? A minima, je crois plus à la corégulation qu’à une intervention verticale. La vraie menace, c’est la tentation techno-orwellienne des régimes autoritaires.
N’est-il pas décourageant de constater qu’une situation dont vous faisiez le diagnostic critique il y a quatorze ans s’est aggravée?
Paradoxalement, je demeure optimiste, sans toutefois être candide. Je crois à la belle expression de Julian Simon: « l’homme, notre dernière chance ». Il est des invariants dans l’Histoire : si les visées absolutistes, même douces, comme l’annonçait Tocqueville, mènent à la tyrannie, la capacité de régénérescence de la liberté, fût-elle cerclée de miradors, finit toujours par l’emporter. Mais à quel prix ? Il nous faut donc nous lever et mener ce combat. C’est celui du droit, de la protection fondamentale de l'humain, qui n’est jamais acquis.
Quand un ministre de l’Intérieur place l’émotion au-dessus du droit, qu’en pensez-vous?
C’est hélas une formule tragique. Dans un régime autoritaire, quand Antigone affronte Créon ou quand une poignée de rebelles se soulèvent contre un Trujillo, comme dans La Fête au bouc, de Vargas Llosa, là, oui, il faut passer outre la norme, car elle-même est indigne. Mais dans un État de droit, l’émotion ne peut justifier qu’on l’escamote. Ou c’est la porte ouverte à l’affrontement civil.
Comment déconstruire l’«État nounou»?
Dans sa trilogie sur les valeurs bourgeoises, Deirdre McCloskey fournit une partie de la réponse. La civilisation et son enrichissement naissent des idées plus encore que du capital ou des institutions. Faisons la pédagogie de ces progrès au soleil de la liberté et revenons aux ressorts profonds de l’agir humain. Alors, nous déconfinerons toutes les poches de créativité et d’ingéniosité emprisonnées chez chacun de nous, tout en permettant à l’État de se réinvestir sur ses missions premières. Ce n’est pas qu’un sujet d’efficacité, c’est un enjeu moral. Car des barbelés peuvent finir par pousser le long des blancs barreaux d’un parc à bébé
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