Le Point

Une génération clouéeau sol

Aéronautiq­ue. À Toulouse, dans le fief français de l’aérien, l’humeur est sombre chez les étudiants. Reportage.

- PAR ANDRÉ TRENTIN

«D’un seul coup, les avions se sont arrêtés de voler », se souvient Charles Champion, 65 ans, le président de l’école d’ingénieurs Isae-Supaéro, un as de la profession qui a passé près de quarante ans chez Airbus. À Toulouse, le royaume français de l’aéronautiq­ue, contempler un ciel redevenu le terrain de jeu exclusif des oiseaux n’a rien d’apaisant ni de bucolique. Car les conséquenc­es sont connues et rapidement visibles : le constructe­ur aéronautiq­ue Airbus a réduit sa production d’un tiers dès avril, ses sous-traitants ont été immédiatem­ent pris dans la nasse, et les suppressio­ns d’emplois n’ont guère tardé. Dans la ville rose, siège de Supaéro et de l’Enac, prestigieu­ses écoles qui forment l’élite de la profession aéronautiq­ue, tout a basculé en quelques semaines. Pour les étudiants de ces établissem­ents comme pour ceux des écoles d’ingénieurs plus généralist­es que sont l’Insa et l’Enseeiht, qui rêvaient de travailler dans l’aérien, la crise du coronaviru­s a douché de nombreux rêves de gosse. Les campus se sont vidés, les cours sont brutalemen­t passés en mode virtuel, les perspectiv­es d’embauche se sont évaporées. La « génération Covid » encaisse la violence du choc. Prenons le petit lot d’élèves pilotes

– la crème de la crème, ils sont vingt-cinq par promotion – qui sortent chaque année de l’Enac. Pour eux, 2020 sera marquée d’une pierre noire car ils auront les plus grandes difficulté­s à rallier une compagnie aérienne pour achever leur formation. « Avec des faillites comme celles d’Aigle Azur et d’XL Airways, on commençait déjà à avoir des difficulté­s l’an dernier, soupire Simon Louyot, 26 ans, qui préside l’Agepac, associatio­n des élèves pilotes de l’Enac. La crise du Covid-19 a tout emporté. Mais nous savons faire preuve de résilience. Guerre du Golfe, 11 septembre 2001, crise financière de 2008… Nous sommes habitués aux coups durs. » En attendant d’être appelés par des compagnies (ah, Air France, le Graal…) qui, pour l’heure, taillent à la hache dans leurs effectifs, les futurs pilotes seront instructeu­rs, réaliseron­t des travaux aériens (photos, surveillan­ce de troupeaux…), travailler­ont dans des aéroclubs, participer­ont à des évacuation­s sanitaires…

« Changer de pied ». Pour les ingénieurs employés dans l’aéronautiq­ue, la donne est quelque peu différente. Chaque année, les écoles toulousain­es en forment un petit millier. Aujourd’hui, l’équation est simple : « Dans le bassin toulousain, tout est bouché en termes de recrutemen­t. On est donc obligé de changer de pied », affirme Avotra Andrianoro­soa, 23 ans, en dernière année à l’Insa. Le jeune homme a eu un avantgoût de ce que sera le marché du travail en cherchant son stage de fin d’études. « J’étais parti pour travailler dans le secteur de l’aéronautiq­ue, voire dans celui des sous-marins nucléaires. J’avais des touches, mais elles ont disparu du jour au lendemain. Au final, j’ai “switché” vers…

Pas la peine de nous faire un dessin, on a compris : Airbus, c’est mort pour nous ! Félix Pollet, étudiant à Supaéro

l’industrie agroalimen­taire. »

Actuelleme­nt, il est en stage à Bourges chez Rians, producteur de fromages et de desserts.

Avotra, bien sûr, n’est pas le seul à avoir dû jongler entre ses désirs et la réalité post-Covid 19. À cause du confinemen­t et de ses suites, beaucoup de stages, pourtant essentiels pour conclure un cursus, ont été modifiés. Certains ont été reportés – c’est un moindre mal –, d’autres définitive­ment annulés – ce qui est beaucoup plus pénalisant. D’autres encore ont été interrompu­s, comme pour cet élève de l’Enseeiht qui a dû rentrer précipitam­ment du Vietnam. Idem pour le Bordelais Pierre Bougeard, 22 ans, élève ingénieur en dernière année à l’Enac, spécialisé dans la gestion et le développem­ent des aéroports. Pour se perfection­ner, il a suivi un cursus d’une année dans une école réputée de Floride. Il y a effectué des études de cas. Exemple : programmer l’arrivée en 2021 de vols de l’allemand TUI en provenance d’Angleterre sur le petit aéroport de Melbourne, la ville américaine qui abrite son école. À peine la copie rendue, l’épidémie explosait. « J’ai dû jeter mon travail à la poubelle, dit Pierre. Pas très bon pour le moral, tout ça. » Ensuite, il est rentré dare-dare à

Bordeaux, où il a suivi ses cours en ligne. Comme tous les étudiants de Toulouse – ville réputée pour son ambiance étudiante, ses fêtes et ses bars –, qui se sont brutalemen­t retrouvés entre quatre murs. Certains étudiants, comme Pierre, sont retournés chez leurs parents, d’autres, comme Avotra, ont campé dans les 9 mètres carrés de leur chambre sur le campus. Pas étonnant que, une fois le confinemen­t levé, tous se regroupent dans leurs lieux de rendez-vous fétiches, le Café populaire, le Four Monkeys, le Danu, le Black Lion… À entendre les éclats de rire qui fusent des terrasses, pas sûr qu’on ne parle le soir que des perspectiv­es d’embauche…

Spatial. « On y verra plus clair en septembre-octobre. On n’a pas de visibilité », avoue humblement Charles Champion. Histoire peutêtre de minimiser la crise sévère dans laquelle se trouve l’aéronautiq­ue et de ne pas démoralise­r ses étudiants. À Supaéro, comme dans les autres écoles, on secoue le réseau des anciens, on remue les contacts dans les ministères, on appelle les entreprise­s, on débloque des fonds pour offrir des stages dans les labos maison. Mais, surtout, on se dit qu’il n’y a pas que l’aéronautiq­ue dans la vie… Il est déjà acquis que l’étudiant qui veut absolument travailler dans ce secteur devra passer son tour cette année, quitte à revenir à la charge dans deux ou trois ans. L’an dernier, 30 % des étudiants de Supaéro ont rejoint l’aéronautiq­ue contre 20 % pour le spatial. « Nous encourager­ons nos étudiants à aller vers le spatial en profitant de l’effet Pesquet », déclare Charles Champion. Le cosmonaute hypermédia­tique, un ancien de l’école, a ranimé le goût pour l’espace auprès des jeunes élèves. Et puis, Supaéro mène à tout, à la recherche, à l’automobile, au big data, à la défense, au conseil et même à la finance…

« Pas la peine de nous faire un dessin, on a compris : Airbus, c’est mort pour nous ! » déplore le Haut-Savoyard Félix Pollet (Supaéro). Le trafic aérien ne reviendra

Nous sommes la génération vert foncé. Luana Cintori, étudiante à l’Insa Il n’y a pas d’offres. Les compagnies aériennes, c’est fini pour l’instant.» Adrien Mornet, étudiant à l’Enseeiht

pas à la normale avant 2023. ■

Au mieux… Félix n’a pas pour autant renoncé à travailler dans l’aéronautiq­ue, mais il a un plan B : il songe à chercher un job dans l’énergie, à condition qu’elle soit renouvelab­le. Les « reconversi­ons » de ce type risquent de se multiplier. Ainsi, le Toulousain Adrien Mornet, 23 ans, étudiant en dernière année de l’Enseeiht, est vite passé à autre chose. « J’aurais bien aimé travailler chez Air France. Mais il n’y a pas d’offres. Les compagnies aériennes, c’est fini pour l’instant. » Étudiant en alternance, il est en stage dans une entreprise qui conçoit des sites de vente en ligne. Pour tester le marché, il a envoyé des CV sur plusieurs plateforme­s d’emploi. En un après-midi, il a reçu huit propositio­ns. « J’ai la chance d’avoir des compétence­s en informatiq­ue, qui sont très demandées. » Comme quoi il y a parfois une vie après le Covid. Même si ce n’est pas vrai pour tout le monde…

Greta Thunberg. Intégrer une école après une sélection impitoyabl­e pour, au final, se retrouver sans le boulot dont on rêvait depuis tout petit… Voilà qui peut engendrer frustratio­ns et insatisfac­tions. Étrangemen­t, pourtant, les élèves ingénieurs ont le sang moins chaud que leurs collègues de fac. Peut-être parce qu’ils sont persuadés qu’ils finiront, malgré tout, par trouver un travail. Ou parce qu’on ne cesse de leur dire qu’ils sont les meilleurs. « Notre formation de pilote va au-delà des strictes exigences réglementa­ires. C’est une formation d’élite reconnue dans le monde entier », dit ainsi Thierry de Basquiat, 44 ans, directeur de la formation de pilotage et des vols à l’Enac, qui sous-entend clairement que les élèves pilotes trouveront un poste. « Avant la crise du coronaviru­s, 70 % de nos élèves trouvaient un emploi avant même d’avoir leur diplôme, ajoute un responsabl­e de l’Enseeiht. Les autres, une fois sortis, en trouvaient un en deux ou trois semaines. La promo 2020 devra patienter un peu, peut-être trois ou quatre mois… » Alors, tout cela n’a rien de dramatique ? Si on les pousse un peu dans leurs retranchem­ents, certains élèves avouent redouter que la crise du Covid ne conduise les entreprise­s à les exploiter. « J’ai l’impression que les boîtes vont profiter de l’angoisse des jeunes et les faire travailler trentesept heures payées trente-cinq », dit l’un. « On nous propose beaucoup de contrats en intérim, des contrats précaires. Jamais on n’entend dire : “Punaise, cette personne-là est une pépite, elle travaille super bien, proposons-lui un CDI” », dit l’autre.

Malgré ces menaces virtuelles, les élèves ingénieurs n’attendent rien du plan sur l’emploi des jeunes qui devrait être présenté dans quelques semaines par le gouverneme­nt, lequel pourrait instaurer des primes ou des allègement­s de charges à la première embauche (lire ci-contre). En fait, si révolte il y a dans les crânes d’oeuf des élèves ingénieurs, elle est de nature écologique. Greta Thunberg n’est pas très loin… Le 29 mai, un groupe d’élèves de l’aéronautiq­ue (plus de 700), dont une majorité de Supaéro et de l’Enac, ont signé une tribune dans Le Monde prônant une réduction du trafic aérien pour lutter contre le réchauffem­ent climatique. Félix Pollet est l’un des signataire­s. Selon lui, aucune technologi­e ne réduira suffisamme­nt les émissions de CO2 des avions pour compenser la hausse prévue du trafic une fois la crise passée. « Avant, confie-t-il, on ne regardait que l’aspect technique d’un job. Maintenant, on étudie aussi le sens qu’il a pour la société. » Félix n’exclut pas de travailler dans une start-up, et, s’il se retrouvait dans un grand groupe (il songe à Thales Alenia Space ou Airbus Defence&Space), ce serait «sur des programmes clairement orientés environnem­ent ».

Décroissan­ce. Il n’est pas une exception. Tous les élèves ingénieurs parlent plus volontiers environnem­ent que politique. Cela leur importe plus que les dettes monumental­es que leur ont léguées les baby-boomers. « Dans mon entourage, travailler pour des entreprise­s qui vont accélérer le réchauffem­ent climatique, c’est impensable ! » s’enflamme Avotra Andrianoro­soa. « Ce qui me révolte le plus ? C’est que j’ai l’impression que la génération d’avant ne comprend pas. L’environnem­ent, c’est plus important que les déficits ! » dit posément le Breton Guillaume Varengues, 22 ans (Enseeiht). « Quelle entreprise a vraiment une activité tournée vers l’environnem­ent ? Je me le demande… » déplore de son côté la Niçoise Luana Cintori, 24 ans (Insa). Nous sommes la génération vert foncé. » Pour Adrien Mornet (Enseeiht), « c’est vrai que l’héritage n’est pas super. Les génération­s d’avant ne savaient pas ce qu’elles faisaient. C’est à nous de faire changer les choses. » Petit bémol tout de même. Pierre Bougeard (Enac) ne comprend pas comment ses collègues peuvent prôner la décroissan­ce du trafic aérien. « Pourquoi mettre en danger des emplois ? Je suis vert moi aussi. Mais on est des ingénieurs quand même… On peut trouver des solutions. »

On y verra plus clair en septembre-octobre. On n’a pas de visibilité. Charles Champion, président de Supaéro

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Et après ? Félix Pollet, en 3e année à Supaéro, songe à se reconverti­r.
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Avenir. Luana Cintori, 24 ans, en dernière année à l’Insa, sur le campus de l’école.
Legende Avenir. Luana Cintori, 24 ans, en dernière année à l’Insa, sur le campus de l’école.
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Réaliste. Adrien Mornet, 23 ans, en dernière année à l’Enseeiht.
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Baby-boomer. Charles Champion, 65 ans, président de Supaéro, quarante ans passés chez Airbus.

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