Il faut… rémunérer les métiers en fonction de leur « utilité sociale »
« Il nous faudra nous rappeler aussi que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal. » « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » « Ces mots, les Français les ont écrits il y a plus de deux cents ans. Nous devons aujourd’hui reprendre le flambeau et donner toute sa force à ce principe. » Par ces phrases prononcées lors de son « adresse aux Français » du 13 avril, le président de la République désignait tous ceux qui, en première ligne dans la lutte contre l’épidémie de Covid-19, souffrent d’un défaut de valorisation de leur travail tant ils sont mal payés : soignants, caissières, éboueurs, routiers, etc. Ce faisant, Emmanuel Macron suscitait un immense espoir. L’espoir d’une revalorisation salariale de ces métiers tellement plus utiles à la société que les bullshit jobs – ces métiers « à la con », comme chief happiness officer (responsable du bonheur) ou manageur du management, si plaisamment dénoncés par l’anthropologue américain David Graeber dans un best-seller du même nom.
Depuis, peu de mesures concrètes ont pourtant été prises en ce sens. Certes, la puissance publique va augmenter la rémunération des soignants qu’elle emploie elle-même, à l’hôpital. La discussion est en cours avec le Ségur de la santé : le gouvernement propose de mettre 6 milliards d’euros de plus sur la table pour mieux les payer. Mais, pour le secteur privé, le sujet est encore plus compliqué. Car ce sont les entreprises, encadrées par les branches professionnelles, qui décident du niveau des salaires… Sauf à choisir une augmentation du smic, ce qui se répercute généralement le long de l’échelle des rémunérations, les
C’est le recul du PIB qui devrait être enregistré cette année selon les dernières prévisions du gouvernement. options à la disposition du pouvoir politique pour y parvenir sont donc limitées. Or le gouvernement a déjà exclu d’augmenter le salaire minimum, de peur de faire croître le chômage en faisant grimper le coût horaire du travail peu qualifié. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’Emmanuel Macron avait tranché en faveur d’une hausse de la prime d’activité de 90 euros au niveau du smic plutôt que pour une hausse du smic, en 2019, afin de tenter de sortir de la crise des Gilets jaunes. Reste la piste de la négociation salariale par branche professionnelle. Le 13 mai, la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, avait annoncé qu’elle convoquerait les plus concernées pour voir comment revaloriser les salaires des caissières, des éboueurs, des livreurs, etc. Mais, depuis, une autre orientation a été choisie. Le ministère du Travail se résout à une certaine modération salariale pour sauver le maximum d’emplois possible. Il a, en revanche, mené la semaine dernière des discussions avec les partenaires sociaux sur le « partage de la valeur entre les entreprises et les salariés ». Ce sujet devrait déboucher sur des annonces fin août. L’idée est de généraliser la pratique de l’intéressement dans les entreprises de moins de 50 salariés, qui ne sont que 8 % à l’avoir mise en place, alors qu’elles concentrent près d’un salarié français sur deux. « L’idée d’accords balais dans les branches professionnelles, qui s’imposeraient aux entreprises qui n’en ont pas encore signé, a été mise sur la table et nous la regardons», illustre-t-on Rue de Grenelle.
Pour François Écalle, créateur du site Fipeco spécialisé sur les finances publiques, la notion d’« utilité commune » ou d’« utilité sociale » pour valoriser un métier reste en tout cas subjective. À moins de refuser le cadre de l’économie de marché, c’est ce dernier qui fixe la valeur de la rémunération. « Il n’y a aucune mesure objective permettant de mesurer l’utilité sociale. Le prix du travail ne dépend pas uniquement de son utilité pour le consommateur, mais de sa rareté », rappelle-t-il, avant de souligner le risque « d’aller vers une fixation des salaires à la soviétique ». Attribuer une valeur plus élevée au travail des caissières de supermarché, que tout le monde aimerait voir mieux rémunérées,
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» articulée au « droit de la concurrence ». En décembre 2018, 18 États membres ont rédigé une lettre appelant à rehausser l’ambition et la stratégie industrielle de l’Europe. Après l’affaire Alstom-Siemens, le couple franco-allemand met sur la table une refonte du droit de la concurrence de manière que le Conseil européen puisse suspendre une décision de la Commission en matière de fusion-acquisition avec, pour but, de laisser émerger des « champions européens» de l’industrie de taille mondiale. Aussitôt, 17 États membres ont également écrit au président du Conseil de l’époque, le Polonais Donald Tusk, pour rappeler l’importance du marché unique et du droit de la concurrence… Match nul, balle au centre.
Certains « petits pays » n’ont aucune envie de voir les grands pays européens regrouper leurs forces, se tailler la part du lion dans le marché unique et évincer leurs fragiles compétiteurs européens. De ce point de vue, la Danoise Vestager, quand elle défend les principes du droit de la concurrence, se fait aussi la porte-parole des « petits pays » qui ne veulent pas se voir dicter les prix par des acteurs européens en situation dominante, quand bien même la concurrence serait mondiale. On atteint là l’une des limites du marché unique, pensé pour réguler la lutte interne sans assez tenir compte du contexte mondial…
La Commission voit bien le problème, mais elle ne se range pas du côté franco-allemand. Si la Chine et son capitalisme d’État posent d’évidents problèmes de distorsion de concurrence, alors, se dit-elle, c’est la Chine qu’il faut mettre au pas sans renoncer aux bienfaits du droit de la concurrence en Europe, sur le maintien de prix abordables pour les consommateurs et la stimulation des innovations. Plutôt que de créer des « champions européens », empêchons les « champions extracommunautaires » de fausser le marché. C’est en quelque sorte le compromis auquel sont parvenus les commissaires Vestager et Breton. Prudemment, la Commission a fait part de ses propositions dans un livre blanc, qu’elle met en consultation jusqu’au 23 septembre, et qui pourrait déboucher sur une proposition de directive en 2021. En toute chose, l’Europe se hâte lentement…
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