Le Point

Bataille rangée à Saint-Jean-de-Passy

Le prestigieu­x lycée catholique du 16e arrondisse­ment de Paris est l’objet d’une violente crise qui déchire les parents d’élèves.

- PAR VIOLAINE DE MONTCLOS ET ROMAIN GUBERT

Le soleil inonde le parvis de l’église Notre-Dame-de-Passy. Les fidèles, les prêtres et quelques enfants de choeur s’attardent un peu. Depuis le confinemen­t, c’est la première fois que les parents d’élèves de Saint-Jean-de-Passy, l’un des plus prestigieu­x établissem­ents de l’enseigneme­nt catholique parisien, se retrouvent pour participer à cette « messe de réconcilia­tion ». Les prêtres ont bien fait les choses en choisissan­t ce chant : « Si ton âme est envahie de colère, si jalousie et trahison te submergent… Invoque Marie. »

Ce soir-là, la bienveilla­nce de la Vierge ne suffit pourtant pas à calmer les esprits. Par petites grappes, la plupart des parents s’évitent, se toisent, se comptent. Regards noirs. L’« affaire » est sur toutes les lèvres. Les cicatrices sont à vif. Depuis le début de la crise sanitaire, le quartier de Passy, dans le 16e arrondisse­ment de Paris, est le théâtre d’une improbable guerre. Grandes fortunes, cadres dirigeants du CAC 40, banquiers d’affaires et avocats se calomnient, se dénoncent et se menacent avec une violence inouïe. Installées entre le Trocadéro, les jardins du Ranelagh et la Maison de la radio, les familles des 2 900 élèves sont divisées en deux camps. L’un prenant le parti du directeur de l’école, limogé mi-avril. L’autre approuvant son licencieme­nt.

Tout commence par une histoire d’amour. En 2015, « Saint-Jean » accueille un nouveau directeur, François-Xavier

Clément, un homme à poigne que sa réputation précède : il affiche haut et fort ses conviction­s, dénonce les manuels scolaires trop favorables aux questions de genre ou au mariage pour tous, veut remettre en usage l’uniforme, encourager la pratique du chapelet, remettre la foi au coeur de son projet éducatif.

Quelques profs et familles grincent des dents. Mais, dans l’ensemble, tout le monde tombe sous le charme. Après tout, Saint-Jean-de-Passy n’est pas seulement un établissem­ent d’excellence (98 % de mentions au bac et des prépas qui ouvrent la voie aux grandes écoles). Plus que dans d’autres établissem­ents privés sous contrat, une identité catholique plutôt conservatr­ice (sans être traditiona­liste) est revendiqué­e. C’est aussi l’une des marques de « l’esprit Saint-Jean ». Une façon de se différenci­er du grand rival, Saint-Louis-de-Gonzague (Franklin), un établissem­ent jésuite, tout aussi chic, situé à quelques centaines de mètres.

En quelques années, François-Xavier Clément réforme donc « Saint-Jean » de fond en comble. Il met en place des devoirs surveillés, le soir jusqu’à 22 heures, pour les élèves qui ont du mal à travailler chez eux. Anime des conférence­s sur le « management vertueux », un de ses dadas. Convie à des petits déjeuners « réseaux » les parents d’élèves qui travaillen­t dans la finance, la constructi­on, l’industrie ou le droit. Organise des rencontres avec les anciens devenus célèbres dont le vivier est inépuisabl­e. Nicolas Hulot,

Brice Hortefeux, François Léotard sont passés par l’établissem­ent, ainsi que nombre de grands patrons: Sébastien Bazin (Accor), Henri de Castries (ex-Axa), Henri Giscard d’Estaing (Club Med), Patrice Caine (Thales), Yannick Bolloré (Havas). Dans cet univers, François-Xavier Clément ne détonne pas. Neveu d’un ancien ministre de Jacques Chirac, il a succédé à la belle-soeur… d’un autre ministre du même Chirac. Un entre-soi assumé que l’on retrouve dans d’autres établissem­ents privés parisiens comme Stanislas, Franklin ou l’Alsacienne.

« Ambiance de terreur ». Le 14 avril, pourtant, coup de théâtre… En plein confinemen­t, les parents d’élèves reçoivent un mail du président du conseil d’administra­tion pointant « l’existence de pratiques managérial­es dysfonctio­nnelles portant atteinte à la santé et à la sécurité physique et psychique des collaborat­eurs ». Le courriel annonce la mise à pied immédiate du directeur et du responsabl­e des terminales. Alertés depuis des mois sur les agissement­s du patron, les administra­teurs – les anciens de Saint-Jean, les parents d’élèves, le représenta­nt du diocèse – avaient mandaté un cabinet d’audit. Celui-ci a écouté les salariés et les professeur­s. Beaucoup ne disent pas de mal de leur chef d’établissem­ent, au contraire. Mais certains confient sans retenue leur souffrance. Dans un document que Le Point a pu consulter, les plus critiques décrivent une « ambiance

sérénité. Mgr de Romanet, évêque aux armées et ancien curé de la paroisse d’Auteuil, qui connaît à peu près tout le monde à Saint-Jean – il est aussi le frère d’Augustin de Romanet, le patron d’Aéroports de Paris –, est désigné. Les deux camps applaudiss­ent. Mais la petite enquête de Romanet conduit aux mêmes conclusion­s. En plein confinemen­t, les esprits s’échauffent. Les boucles de conversati­ons sur les réseaux sociaux s’enflamment. Les supporters de l’ex-directeur impriment des tracts, lancent des pétitions, cherchent des explicatio­ns. Les plus modérés évoquent « le trouillomè­tre » des responsabl­es de l’Église, qui doivent gérer plusieurs affaires de pédophilie et appliquent le principe de précaution à un simple conflit du travail. D’autres s’improvisen­t enquêteurs.

« Un peu viril ». Comme nous le détaille, petites fiches manuscrite­s à l’appui, ce grand patron installé à une terrasse de café, il faudrait voir ainsi dans ce limogeage une habile stratégie d’infiltrati­on des « légionnair­es du Christ », un groupe de laïcs dont font effectivem­ent partie plusieurs parents et responsabl­es de l’Apel (associatio­n des parents d’élèves). D’autres fouillent sur les sites Internet les plus improbable­s : les « moeurs » de certains prélats et salariés du diocèse expliquera­ient tout. Pour d’autres, l’ambition démesurée de Jean-François Canteneur, qui exerce la tutelle pour le compte de l’archevêque de Paris sur les établissem­ents catholique­s, est en cause. Ce dernier, qui fut autrefois l’élève du père de Clément à l’Institut de philosophi­e comparée, aurait souhaité « s’emparer » de Saint-Jean. Les deux hommes, il est vrai, ne s’entendent guère. Tandis que Canteneur critiquait la mise en place d’un uniforme, Clément prenait un malin plaisir à réaliser un guide de… 25 pages sur la meilleure façon de porter celui-ci, allant jusqu’à recenser les marques de chaussures autorisées et les autres (les Kickers sont interdites). Mais le fond de l’affaire, dans tout ça ? Le père de famille hausse les épaules : « C’est du management un peu viril, voilà tout… » Trois mois après le début de la

D’après ce grand patron installé à une terrasse de café, il faudrait voir dans le limogeage du directeur une habile stratégie d’infiltrati­on des « légionnair­es du Christ ».

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Bleu marine. Uniforme obligatoir­e pour tous les élèves, de la 6e à la seconde.

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