Le Point

L’Histoire n’est plus qu’un tribunal

La récente propension à vouloir réécrire à toute force le passé met à mal l’Histoire, condamnée d’office, réduite à un univers de victimes.

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L’Histoire appartient-elle encore aux historiens ? Dans l’univers du réseau social, de l’émotion éruptive, de l’ignorance érigée en loi, elle subit de multiples attaques et intimidati­ons, victime de grandes récupérati­ons. La fièvre iconoclast­e dont ont été saisis les « décoloniau­x » contre les statues de Colbert, Ferry, Faidherbe, Gallieni… en est le dernier prurit. Même si l’Histoire échappe aux historiens, ceux-ci ont fait entendre leur voix. Le coronaviru­s a eu ses experts, il est bon qu’on écoute ceux de l’Histoire. N’est-il pas aussi question de « salubrité civique et intellectu­elle », comme nous le rappelle Jean-Noël Jeanneney, signataire d’une tribune dans Le Monde ? « L’hommage rendu à certains personnage­s est une décision collective, qui dépend des représenta­nts de la nation. Il n’y a qu’à la fin des dictatures qu’on abat les statues. » Sans doute cette infime minorité qui les vandalise ne se pense-t-elle plus en démocratie. N’a-t-elle pas, en ces temps de faiblesse étatique, décidé de donner tous les coups de boutoir contre les piliers symbolique­s de l’État : police, patrimoine… ?

Le 14 juin, Emmanuel Macron, pourtant disciple d’un Paul Ricoeur, théoricien subtil de la mémoire, n’a que brièvement évoqué ces violences. « Nous aimerions qu’il énonce sur ce sujet fondamenta­l, le commerce de la nation avec son passé, un propos général, une doctrine, base possible d’une discussion », souhaite Jeanneney. Puisque le temps est à la salutation à de Gaulle, l’imagine-t-on ne consacrer que deux phrases à ces « certaines idées de la France», racistes, esclavagis­tes, colonialis­tes, que ces adeptes de la repentance, relayés par des historiens qui jouent aux apprentis sorciers, voudraient nous faire accroire ? Là eût été l’hommage. Selon ces esprits victimaire­s, la France est coupable du même passé que les ÉtatsUnis. Cette récente propension à déboulonne­r violemment l’écriture du passé vient d’Amérique. C’est dire la confusion, volontaire ou non, de ces esprits. Que cette greffe iconoclast­e prenne chez nous, l’historien Nicolas Chaudun l’explique par notre tradition du rejet absolu : « Des guerres de Religion à la Révolution française, nous avons un réflexe acquis de vandalisme, de fureur envers les symboles. » S’est ajoutée une autre culture du rejet absolu, issue du XXe siècle, celui du fascisme, du stalinisme. On s’est habitué à tout balancer par-dessus bord.

Notre époque de slogans a besoin qu’on lui martèle certains mots. Les historiens en ont brandi un : « contextual­isation». Il faut contextual­iser Colbert, Ferry, Bugeaud… Le mot rappelle le b.a.-ba de l’Histoire : chaque époque a ses sensibilit­és. « Qu’on ne restitue pas les mentalités des

époques qui ne sont pas les nôtres est la négation même de ■ l’évolution, des luttes menées, des progrès accomplis», souligne Jeanneney. « Jamais un phénomène historique ne s’explique pleinement en dehors de l’étude de son moment. Le proverbe arabe l’a dit avant nous : “Les hommes ressemblen­t plus à leur temps qu’à leurs pères” », affirmait Marc Bloch dans Apologie pour l’Histoire (éd. Quarto). À cette contextual­isation nécessaire, qui n’est pas justificat­ion, mais intelligib­ilité, répond a contrario une autre notion essentiell­e, « l’anachronis­me ». « Le péché des péchés » pour l’Histoire, selon Lucien Febvre. Nicolas Chaudun plaide pour l’empathie : « Il faut se mettre à la place de ceux qui ont fait l’Histoire, mais en la disant toute. Il faut raconter tout Bugeaud, dire tout Surcouf, dire tout le Code noir, on sera alors surpris par la complexité de leur vérité. »

Contextual­iser ? Les décoloniau­x s’en fichent. Installés sur le promontoir­e de leur présent, ils n’ont qu’un objectif : mobiliser le passé, le « révisionne­r », pour l’enrôler dans leurs luttes politicien­nes, leurs tentatives intéressée­s d’intimidati­on d’un pouvoir politique qu’ils savent souvent lâche. « L’Histoire a été une belle courtisane qui servait à tous, le passé devant légitimer le présent. Aujourd’hui, elle descend dans la rue, on la met sur le trottoir, on la livre à tous les amalgames, déformatio­ns, on lui fait subir tous les outrages », résume Didier le Fur, auteur de Et ils mirent Dieu à la retraite. Une brève histoire de l’Histoire (Passés/Composés). Pour délimiter les véritables enjeux, interrogeo­ns François Hartog, philosophe de l’Histoire. « Jusqu’au XVIIe siècle, les historiens ont regardé vers le passé pour y trouver des leçons de vertus. Dès Plutarque et ses Vies parallèles, on a cherché des “exemples”, pour imiter, se hisser, se hausser. » Mais la différence des temps a été soulignée par Machiavel, Montaigne : « Tout exemple cloche », écrivait ce dernier. « Ça ne collait plus. » Dans cet écart s’est glissée l’érudition, chargée d’établir ce qui était différent, rendant plus problémati­que l’usage de l’exemple. Mais le passé demeurait la mesure étalon. «Au cours des XVIIe-XVIIIe siècles, on a basculé dans un régime moderne d’historicit­é : on se détourne du passé qui est dépassé pour regarder le futur. La leçon, c’était désormais l’histoire elle-même, son mouvement porté en avant par le progrès vers un but radieux. » Une projection qui sombre au XXe siècle avec la faillite des idéologies du progrès, naufrage que Hartog nomme le « présentism­e » : «L’histoire éclate, il ne reste plus que des mémoires. Des convocatio­ns émotionnel­les, communauta­ristes, d’un passé douloureux au sein du présent. Le temps s’arrête, la justice l’emporte sur tout le reste, on juge le passé. Expliquer celui-ci, c’est vouloir le justifier. »

Quand il n’y a plus d’horizon, on arrête d’agir pour distribuer les bons points. Avec un seul critère admis à ce tribunal : la victime-héros. Le vainqueur, dont on se complaît à rappeler qu’il a écrit l’Histoire, devient un salaud. « Aujourd’hui, la falsificat­ion est plus subtile : ce sont les vaincus qui s’expriment, en cachant soigneusem­ent ce qui peut expliquer leur défaite. Seules les victimes ont le droit de parler », analyse Philippe Sollers dans Désir. Dans cette ère du soupçon, l’Histoire n’est donc plus que jugement. « Il s’agit de se positionne­r. » Il ne reste plus que des clientèles. La décolonial­e, les nostalgiqu­es d’une France glorieuse… D’où cette idée qui gagne même les membres du gouverneme­nt, Bruno Lemaire, Sibeth NDiaye (arrière-petite-fille de Hans von Doering, vice-gouverneur allemand du Togo), de « rééquilibr­er », d’ériger des contre-monuments, de mettre l’émir Abd el-Kader en face de Bugeaud, Zola en face du nationalis­te Déroulède. Étrange validation de la théorie du « grand remplaceme­nt ». L’Histoire est ravalée à des fins de saupoudrag­e politicien, réduite au rôle de sparadrap placé sur des questions bien contempora­ines de discrimina­tions qu’on est tenté de résoudre en bradant le passé. Lâcheté du présent. La repentance, terme jadis forgé puis glissé sous le tapis mais dont cette crise iconoclast­e n’est qu’une résurgence, aurait-elle gagné ?

Table rase. Notre époque sans horizon sinon apocalypti­que a donc l’arrogance folle de s’ériger en juge des époques passées jusqu’à en vouloir faire table rase. Qu’on ne s’y trompe pas ; quand on tague de Gaulle ou Gambetta, c’est qu’on veut tout détruire. Peu importe que Gallieni ait permis de remporter la bataille de la Marne en 1914, il a été le gouverneur de Madagascar. Mais quel gouverneur ? On s’en fiche, à bas Gallieni ! Peu importe que Faidherbe fût le symbole de la résistance en 1870, l’artisan de la républican­isation de l’armée, il a été administra­teur au Sénégal. Quel administra­teur ? On s’en fiche, à bas Faidherbe ! Peu importe que Colbert ait édifié l’État français, il a trempé dans le Code noir. Qu’y a-t-il dans le Code noir ? On s’en fiche. À bas Colbert! Pour Hartog, qui publiera à la rentrée Chronos. L’Occident aux prises avec le temps (Gallimard), cette prétention est un legs d’une fabricatio­n chrétienne du temps : le Jugement dernier s’est juste mué en tribunal laïque et populaire. Dès

« Jamais un phénomène historique ne s’explique pleinement en dehors de l’étude de son moment. »

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