Le Point

Rémy Libchaber : « Nous ne sommes pas un État de droit mais un État d’administra­tion »

Écoutes, contrôle étatique, Parquet national financier… Le regard sans concession de Rémy Libchaber, professeur de droit privé à l’université Paris 1-Panthéon Sorbonne.

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Au lieu de quoi elle a semblé se défier de la population.

Il y a en France cette espèce d’hubris administra­tive, cette démesure qui passe trop souvent par l’abaissemen­t du citoyen. Renouveler un passeport vous prend une matinée: ce qui compte, c’est le temps de l’administra­tion. Il y a la volonté de montrer en permanence qui est le maître. Durant le confinemen­t, cette propension s’est exprimée désagréabl­ement : les vexations quotidienn­es étaient d’autant moins supportabl­es que l’époque était angoissant­e et que les recommanda­tions que l’on pouvait attendre d’une administra­tion conscienci­euse avaient été insuffisan­tes.

Plus de 20 millions de PV auraient été dressés pour non-respect du confinemen­t.

Quel malaise d’entendre chaque soir Christophe Castaner égrener le nombre d’amendes distribuée­s ! Une vieille dame est verbalisée au retour d’un enterremen­t… Sans compter les « plages dynamiques » : vous sortez de l’eau, le temps de sécher au soleil et un type en uniforme vous tombe dessus. Ridicule !

Les restrictio­ns imposées durant le confinemen­t étaient-elles légitimes?

Oui, avec les réserves que je viens d’exposer. Mais il me semble qu’une mesure ne l’était pas du tout : l’isolement des personnes en fin de vie, dans les Ehpad. L’impossibil­ité pour celle ou celui qui allait mourir de satisfaire au besoin irrépressi­ble de dire au revoir à ses enfants est inacceptab­le. Comme l’impossibil­ité d’organiser des obsèques dignes. Il y a eu là, me semble-t-il, un abus de pouvoir insupporta­ble, et je ne m’explique pas qu’il n’y ait pas eu plus d’Antigones pour dire non.

On a touché au sacré…

Je comprends que l’État ait limité à dix le nombre de personnes autorisées à se rendre à un enterremen­t. Mais j’aurais aussi

nement technologi­que a déjà tendance à les restreindr­e. Peut-on faire confiance à l’État quand il prétend que l’applicatio­n StopCovid ne fonctionne­ra que le temps de l’épidémie ? Qu’aucune autre informatio­n que celles qui intéressen­t la santé ne sera utilisée ? Demain, dans une enquête pénale, la police ou un juge d’instructio­n échapperon­t-ils à la tentation de s’en servir ?

Le gouverneme­nt affirme qu’aucun abus n’est à craindre…

Mais tout le monde en doute, car nous ne sommes jamais à l’abri d’une embuscade administra­tive : l’exception contre laquelle on ne s’est pas rebellé finit par devenir la règle.

Il y a des garde-fous…

Oui, mais les organismes de contrôle censés veiller sur nos libertés (juridictio­ns administra­tives, Conseil constituti­onnel…) ne sont, en réalité, que des démembreme­nts de l’État. Nous vivons sur une vieille doctrine bêtasse : « juger l’administra­tion, c’est encore administre­r », qui justifie que l’administra­tion ne soit contrôlée que par elle-même, c’est-à-dire par des émanations. Partout, des conseiller­s d’État sont placés pour s’assurer que la doctrine étatique ne sera pas méconnue. Y compris au Conseil constituti­onnel, dont le secrétaire général est, par tradition, issu de ce grand corps.

Faites-vous partie de ceux qui considèren­t que le Conseil d’État n’a pas joué son rôle de protecteur des libertés, durant l’état d’urgence sanitaire?

Je n’enseigne pas le droit public, mais je suis persuadé que le Conseil d’État est le « chien de garde » de l’État. Il respecte un certain équilibre quand ses décisions ne prêtent pas trop à conséquenc­e ; quand l’appareil d’État est menacé, il retrouve son ADN et s’érige aussitôt en gardien du Temple. C’est peutêtre acceptable dans une logique étatiste, mais alors il faut reconnaîtr­e qu’il n’est pas une juridictio­n indépendan­te. Dès qu’un problème grave apparaît, les vieux réflexes de protection se réactivent. Hannah Arendt le disait bien : les libertés sont respectées quand tout va bien. Au moment où elles devraient servir car une population en est privée, on les oublie. Par temps de Covid, le Conseil d’État a passé des heures pour savoir où l’on pouvait faire du vélo, mais il n’a pas déjugé le gouverneme­nt sur des questions essentiell­es comme la prolongati­on automatiqu­e de la détention provisoire.

Sommes-nous encore dans un État de droit?

J’ai la conviction que, dans son être profond, la France n’est pas un État de droit mais un État d’administra­tion. Notre pays n’a aucune culture des libertés individuel­les : il aime l’administra­tion et son pouvoir, mais néglige l’équilibre et la pondératio­n de la règle de droit. Relisez Tocquevill­e : la Révolution marqua peut-être une rupture, mais la continuité avec l’Ancien Régime est manifeste. Elle le demeure…

Comme d’autres juristes, vous pointez le «déclin» de la loi…

Ce déclin s’est amorcé avec la Constituti­on de 1958 et s’est accompli. Depuis quelques années, avec la proliférat­ion des autorités administra­tives dites « indépendan­tes », la

séparation des pouvoirs est en jeu puisque ces autorités ■ font la règle, l’appliquent avant de la sanctionne­r. Avec elles, on a sorti tous les sujets vivants de la compétence du juge judiciaire. Si je voulais grossir le trait, je dirais qu’il ne lui reste que le pénal et les divorces !

Au fond s’exprime une sorte de détestatio­n étatique des tribunaux de l’ordre judiciaire car ils constituen­t une sphère de liberté que l’État ne peut maîtriser complèteme­nt. Peutêtre est-ce pour cela qu’on leur accorde si peu de moyens…

L’indépendan­ce de l’autorité judiciaire est relative. Éliane Houlette a évoqué les «pressions» de sa hiérarchie dans l’affaire Fillon sur laquelle enquêtait le Parquet national financier…

La dépendance du parquet, qui est institutio­nnelle, éclate ici au grand jour. On a beau nous dire qu’il n’y a plus d’instructio­ns données aux procureurs, dans les dossiers individuel­s, on peine à le croire concernant un corps aussi hiérarchis­é, au sommet duquel se trouve le ministre de la Justice ! Les pressions sont défendable­s s’il s’agit de conduire une politique pénale dans l’intérêt de la société. En revanche, si la hiérarchie judiciaire accepte d’assumer une tâche politique en poursuivan­t les ennemis du pouvoir en place, le parquet devient le vassal du politique et c’est tout autre chose. C’est ce qui pourrait avoir eu lieu avec l’affaire Fillon. Quand la justice touche à la politique, elle devient elle-même politique – ce qui n’est pas son rôle.

Le PNF a été conçu par le président Hollande pour lutter contre les atteintes à la probité. Ce parquet spécialisé avait tout pour devenir un instrument politique puisqu’il est chargé de veiller à la transparen­ce de la vie démocratiq­ue – cette notion si subjective !

Le Point nous apprend qu’il a enquêté sur Nicolas Sarkozy en respectant peu les règles sur les écoutes. Quoi de surprenant, puisqu’il était pressenti pour être l’adversaire de François Hollande à la présidenti­elle de 2017 ? Ce fut finalement Fillon qui sortit vainqueur des primaires. Alors, comme par vitesse acquise, le PNF s’est retourné contre lui. Sa mise en examen par défaveur du prince a pesé très lourd sur l’élection, entachée alors de soupçon. Les historiens s’étonneront peut-être que le président actuel ait été élu alors que les deux suivants immédiats du premier tour (Marine Le Pen et François Fillon) avaient été mis en examen peu avant l’élection, pour des faits anciens. Le PNF et ceux qui l’ont piloté auront pris le risque d’abîmer le sentiment démocratiq­ue, en tant qu’il s’incarne dans le processus électoral.

Les juges du siège, eux, sont indépendan­ts…

C’est vrai dans le principe. Mais, en France, les deux corps se mélangent constammen­t : les « magistrats » sortent de la même école, passent du siège au parquet – et vice-versa – durant toute leur carrière. Soumis dans un cas, ils sont censés être indépendan­ts dans l’autre. Cette pratique du va-et-vient ne rend pas le parquet plus indépendan­t, ce qui est impossible, mais elle fait prendre au siège des habitudes regrettabl­es de soumission. L’indépendan­ce n’est pas encouragée par le système, qui devrait dresser une cloison étanche entre ceux qui requièrent et ceux qui tranchent

que les juges, quand ils débutent, sont très indépendan­ts d’esprit, ont une solide expérience et même une forme de sagesse – car ce n’est pas forcément en étant juge qu’on apprend la sagesse. La seconde différence – qui prend toute son importance dans le contexte des écoutes du Parquet national financier – est qu’au Royaume-Uni, dans les affaires pénales, les magistrats n’ont pas de pouvoir d’instructio­n, alors qu’en France, le juge d’instructio­n donne des directives à la police, qui ensuite doit lui faire des rapports. Si celui-ci décide de placer quelqu’un sur écoute alors qu’il ne le devrait pas, on ne peut pas vraiment l’en empêcher, jusqu’à ce qu’un scandale éclate.

Qui procède alors à l’enquête au Royaume-Uni?

La police et le Director of Public Prosecutio­ns, un fonctionna­ire non judiciaire, souvent avocat de formation. Pour placer quelqu’un sur écoute, ils ont besoin de l’autorisati­on d’un juge, mais qui n’est pas le juge chargé de l’affaire. Aucun juge, chez nous, ne pourrait placer quelqu’un sur écoute de sa propre initiative, seule la police peut prendre cette décision. Il existe un système assez efficace de surveillan­ce des écoutes par un inspecteur qui fait ses rapports au Parlement. Par ailleurs, les écoutes servent comme outil d’enquête, mais ne sont pas admissible­s comme preuve devant le tribunal.

D’où viennent les abus et les scandales dans les affaires pénales le cas échéant?

De la police, qui pourrait par exemple placer quelqu’un sur écoute sans en avoir le droit. Mais elle est très encadrée. Dans l’ensemble, les grands scandales proviennen­t de bavures policières.

Un exemple emblématiq­ue est celui des erreurs judiciaire­s lors des procès pour terrorisme après des attentats perpétrés par l’IRA. Les preuves avaient été falsifiées par la police ou obtenues par la violence. Après des événements terribles comme des attentats, les policiers subissent une forte pression pour résoudre ces affaires et peuvent même être convaincus de la culpabilit­é de leurs suspects, d’où la falsificat­ion de preuves. Ceci est aggravé par le fait que chez nous le jury délibère seul : or les jurys livrés à eux-mêmes ont une forte propension à condamner les suspects dans les affaires graves et à les acquitter dans les légères.

Historien, ancien juge de la Cour suprême, auteur d’une histoire érudite de la guerre de Cent Ans (Hundred Years War, 1999, non traduit).

Dans votre ouvrage (2019), vous regrettez qu’au Royaume-Uni le pouvoir judiciaire ait pris trop d’ascendant sur la politique. Que voulez-vous dire?

C’est un constat propre aux pays anglo-saxons. Je suis inquiet du fait que, depuis les années 1970, les juges aient commencé à se prononcer sur des questions qui appartienn­ent au domaine politique, alors qu’ils ne sont ni élus ni responsabl­es devant l’électorat : leur but n’est pas de savoir si le gouverneme­nt a le pouvoir de faire ceci ou cela, ce qui est une question purement juridique, mais si le gouverneme­nt a usé sagement de ce pouvoir, ce qui est une question politique. Or cela empêche le fonctionne­ment idoine du gouverneme­nt et fait obstacle à la responsabi­lité politique. Par exemple, la Cour suprême outrepasse son pouvoir lorsqu’elle se prononce sur le suicide assisté, ce qui ne doit dépendre que du pouvoir législatif.

Mais n’est-ce pas le cas en France avec le droit administra­tif: le pouvoir judiciaire contrôle l’exécutif?

La France a en effet une tradition de droit public. On pourrait même dire qu’elle l’a inventé avec la création du Conseil d’État sous le Consulat. Ces magistrats se sont préoccupés de ce que faisait le pouvoir bien plus tôt que chez nous : les tribunaux administra­tifs peuvent condamner depuis longtemps ce qu’on appelle l’excès de pouvoir. Chez nous, les tribunaux ont acquis ce pouvoir bien plus tard. Mais les tribunaux français ne vont pas jusqu’à se prononcer sur la pertinence des politiques publiques.

Diriez-vous que le parquet, en France, est trop peu indépendan­t?

Toutes les personnes qualifiées sur ce sujet que je connais, en France, estiment qu’il est indépendan­t. Sans être un expert, je pense que les accusation­s de manque d’indépendan­ce sont exagérées.

Mais le pouvoir exécutif, en France, n’est-il pas trop étendu?

En France, le chef de l’État a des pouvoirs importants, même celui de légiférer par ordonnance­sparl’intermédia­iredesongo­uvernement. Pendant la crise sanitaire, une partie de la législatio­n a été introduite de cette façon, ce qui serait inconcevab­le chez nous, où le gouverneme­nt n’a pas de pouvoir législatif général.

Donc à chaque système ses vices…

Aucun des deux n’est entièremen­t satisfaisa­nt. Mais on peut tout de même noter que les pays de droit écrit comme la France ont une tradition politique plus autoritair­e que ceux de droit commun comme le nôtre. Même s’il y a des signes, chez nous, qu’un système plus autoritair­e se profile, notre tradition nous en préserve plus que la vôtre.

Lequel des deux est selon vous le plus adapté à notre temps?

Les tribunaux ne sont pas les lieux où décider de la politique – de ce point de vue la France se porte bien. Mais en France, la capacité du Parlement à superviser les décisions des ministres – qui est chez nous réelle – est bien trop faible. En général, en démocratie, le pouvoir est contrôlé par les tribunaux ou par le Parlement. Mais en France, vous n’avez ni l’un ni l’autre

« Aucun juge, chez nous, ne pourrait placer quelqu’un sur écoute de sa propre initiative. »

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