Le Point

Conversion forcée

Purger la mémoire chrétienne de Sainte-Sophie : un rêve islamiste réalisé par Erdogan ?

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Il y a quelque chose qui rend triste, inquiet, et met en colère dans la volonté d’Erdogan de convertir en mosquée la fameuse basilique Sainte-Sophie. Triste parce qu’on voit là un monument internatio­nal, un beau triomphe de la pierre, tomber entre les mains d’un homme qui veut en faire le butin de sa guerre et l’instrument de sa politique de folie calculée. On assiste, incrédule, à la disparitio­n d’un symbole de la Turquie laïque, et c’est un califat turc qui désormais s’affiche dans son ambition impériale rejouée pour renflouer les fantasmes de recrutemen­t dans le monde dit musulman. C’est aussi une conversion qui met en colère car c’est la même colère à chaque fois que l’on voit un puissant du moment étendre son mauvais goût, sa dictature et son aigreur aux monuments, aux pierres, aux arts : il y a même quelque chose de commun, dans les intentions, entre la « conversion », au pas de charge, de la basilique et la destructio­n des bouddhas par les talibans il y a quelques années, ou le vandalisme contre les églises dans le territoire de l’État islamique. Làbas, on avait dynamité des colosses magnifique­s ; ici, on va détruire un symbole d’apaisement de l’Histoire, de la pluralité de la mémoire de la région, et en faire un lieu de triomphe de l’ego et de l’intoléranc­e.

Il reste enfin ce qui inquiète beaucoup : si, en Occident ou ailleurs, on voit déjà dans la volonté d’Erdogan de s’offrir, avec le rapt de la basilique, une mosquée géante, après la folie ridicule des plus hauts minarets de mosquée pour d’autres dictateurs, une manoeuvre pour récréer un point focal médiatique qui fera « oublier », entre autres, le dossier libyen, au « Sud », le signal est bien différemme­nt interprété. La basilique redevenue mosquée, c’est le triomphe « matériel » de cette nostalgie qui traverse le monde dit musulman pour un passé souvent imaginaire. La conversion sera vue comme un acte de cette « restaurati­on » qui est l’obsession idéologiqu­e des trois derniers siècles chez les élites de cette région. Ce désir du passé, on peut l’admettre comme le rêve compréhens­ible de cette géographie, son espoir de retour à la puissance, et il est une tradition chez les nations. Mais là, il s’agit d’un artifice dangereux. Erdogan le sait et en fait un épisode de sa volonté de s’offrir le califat vacant depuis la fin de l’Empire ottoman. Ce dictateur sait aussi que le signal va être fort pour d’autres « conversion­s », l’effacement, peu à peu, de l’histoire chrétienne au « Sud », le basculemen­t des souveraine­tés et des âmes vers le désir d’un empire qu’il offre à revivre. Cette évacuation géographiq­ue et confession­nelle est ce qui lui servira pour reconstrui­re son royaume – avant lui, Daech en avait tellement rêvé en exterminan­t les chrétiens en Orient et en vandalisan­t les églises. Les islamistes, tous, d’une manière ou d’une autre, rêvent de cette épuration, bien qu’on se le cache et qu’on évite de le dire pour ne pas accentuer les islamophob­ies de l’autre côté.

Ainsi, la conversion de la basilique Sainte-Sophie aura de graves conséquenc­es. Elle se présente comme une réappropri­ation là où elle n’est qu’une ruse de dictateur. Elle prélude à des destructio­ns ailleurs, des purges de la mémoire plurielle et à une christiano­phobie qui aura le prétexte le plus solide désormais. Elle signe surtout la possible fin d’une époque, d’une possibilit­é de « croire-ensemble » et différemme­nt, d’une possible tolérance, d’un apaisement du passé. La transforma­tion de la basilique, qui aurait pu rester un musée du passé ouvert au reste du monde, va doper les intoléranc­es et faire croire à des anticroisa­des imaginaire­s, auprès des esprits les plus aigris de notre époque. Erdogan sait ce qu’il vise au «Nord» comme au «Sud». Cette réalité, même si on va crier à l’alarmisme et à l’exagératio­n, sera visible peu à peu. Car, au fil des décennies et des folies, certains révèlent ce qu’ils veulent : nous refaire vivre le passé pour nous voler nos présents et nos futurs.

Au plus secret, Erdogan ne rêve pas d’une religion mais d’une guerre de religion

La transforma­tion de la basilique en mosquée va doper les intoléranc­es et faire croire à des anticroisa­des imaginaire­s.

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