Le Point

Hongkong, notre tragédie

- Étienne Gernelle

La France a un nouveau Premier ministre, et nul doute qu’il en prendra plein la figure. Jean Castex aura droit aux slogans vengeurs, aux insultes et à toutes les avanies que la France réserve à ses gouvernant­s. Ce « droit d’injurier les membres du gouverneme­nt » que Clemenceau jugeait fondamenta­l, y compris au coeur de la Grande Guerre, reste largement exercé. C’est rassurant. Car à Hongkong, par exemple, on ne peut plus. La nouvelle loi de sécurité nationale imposée par Pékin rend possible d’envoyer en prison les gêneurs sous des prétextes aussi flous que « sécession », « subversion », ou « collusion » avec des puissances étrangères. On pense à cette inculpatio­n d’« activité antisoviét­ique » qui, sous Staline, permettait d’expédier qui l’on souhaitait au goulag sans consacrer trop d’efforts à l’établissem­ent de l’acte d’accusation.

À Hongkong, des opposants sont désormais arrêtés pour un slogan, on y retire leurs livres des librairies. Joshua Wong, cet extraordin­aire héros de la liberté, auquel nous avions consacré notre une en novembre dernier, y risque la prison. Il est jugé en vertu d’une loi ancienne, mais le contexte d’aujourd’hui rend son avenir d’autant plus sombre. Il est magnifique, Joshua Wong, que notre correspond­ant Jérémy André a pu rencontrer : « Ils ne pourront pas tous nous tuer », répète-t-il, tout en sachant que c’est très probableme­nt la prison qui l’attend.

Wong, qui a refusé de fuir, appelle le monde à « veiller sur

Hongkong »… Pourtant, nous savons que ce ne sera pas le cas. Washington tonne et s’en prend au « statut spécial » de l’ex-enclave britanniqu­e, sans que cela effraie beaucoup Pékin. Le Premier ministre britanniqu­e, Boris Johnson, en accordant l’asile aux exilés, sauve l’honneur de l’Occident, mais n’empêchera rien non plus. L’Union européenne « évalue » la situation…

Cette version législativ­e et ouatée de Budapest-1956 est une triple tragédie : pour Hongkong, qui s’efface lentement de la carte ; pour la Chine, dont le retour – légitime – au centre de l’Histoire pouvait se passer de l’écrasement des hommes ; pour l’Occident, dont l’étoile a, semble-t-il, suffisamme­nt pâli pour que Pékin s’essuie les pieds sur les traités signés avec elle. Ainsi meurt la liberté.

« J’irai hurler sous les tours du Kremlin », écrivait la grande poétesse russe Anna Akhmatova, pleurant dans Requiem son fils arrêté. Qui hurlera sous les tours de Pékin ? Pas grand monde, ou pas très fort, ou pas très longtemps. Personne ne veut de véritable rupture avec la Chine. Avec quelques raisons. Il est vrai aussi que les postures ne changent pas forcément le cours des événements. D’ailleurs, la période pré-Nixon, durant laquelle c’était Taïwan qui siégeait à l’ONU et non la Chine communiste, n’a en rien empêché les massacres de Mao…

Et puis nous avons d’autres problèmes. Alors que le monde bascule, l’Occident s’ausculte. Chacun soigne ses blessures. En France, par exemple, on panse les plaies de l’épidémie, le traumatism­e des Gilets jaunes, on se contorsion­ne entre ceux qui défilaient l’an dernier contre la fiscalité du diesel et ceux qui ont voté cette année pour des écologiste­s dont certains sont adeptes d’une sorte de confinemen­t décroissan­t. Nos gouvernant­s naviguent avec prudence dans cette France tempétueus­e. Les Britanniqu­es, eux, barbotent dans un Brexit cauchemard­esque. Quant à l’Amérique, elle se débat dans une épidémie mal maîtrisée et les déchirures à propos du racisme à la suite du meurtre de George Floyd. Curieuseme­nt, alors qu’elle ne suscitait que lassitude et désespoir ces derniers temps, c’est l’Europe qui semble commencer à relever la tête. La présidence allemande de l’Union, qui débute, sera un test majeur. Le virage d’Angela Merkel sur le plan budgétaire figurera peut-être dans les livres comme un tournant historique. Si la chancelièr­e, revigorée par son excellente gestion de l’épidémie, et Emmanuel Macron, couturé de partout mais – on ne peut lui enlever cela – inlassable avocat de l’ambition européenne, parviennen­t à emmener les autres, le Vieux Continent continuera d’inspirer un peu. Et, avec lui, peut-être, Montesquie­u, Locke et les autres fondateurs de la pensée libérale. On aurait tort de croire que l’étrangleme­nt de Hongkong est un drame lointain. L’héroïsme de Joshua Wong nous montre – aussi – le spectacle de nos renoncemen­ts

Qui hurlera sous les tours de Pékin ? Pas grand monde, ou pas très fort, ou pas très longtemps. L’étoile de l’Occident a suffisamme­nt pâli pour que la Chine s’essuie les pieds sur les traités.

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