Erdogan, la guerre à nos portes
Ambition. Sainte-Sophie, Libye, Chypre, Méditerranée… Enquête sur le projet néo-ottoman du président turc.
C’est la dernière provocation d’Erdogan : transformer Ayasofya en mosquée. Il vient d’annoncer au monde que l’antique basilique byzantine de Constantinople sera ouverte aux prières musulman es dès le 24 juillet, révoquant un décret de 1934 qui conférait à Sainte-Sophie le statut de musée national. Il se met ainsi dans les pas du sultan Mehmed II, qui, au soir de sa conquête de Constantinople, le 29 mai 1453, se dirigea vers la basilique chrétienne, édifiée dès le IVe siècle pour la convertir au rituel musulman. Symbole de l’Empire romain d’Orient, le site a entretemps été laïcisé par Atatürk, qui, en 1934, décida de l’« offrir à l’humanité ». Cet acte confirme qu’Erdogan continue à déboulonner Atatürk. Car on ne compte plus les statues du père de la Turquie qui sont déplacées, remisées, puis jamais réinstallées, le tout discrètement, pour ne pas heurter de front la minorité importante de kémalistes. On ne dit d’ailleurs plus Atatürk: on lui a redonné son nom d’origine, plus modeste, Must afaKe mal. Discrédité pour sa politique laïque, il représente une Turquie privée de toute ambition impériale.
Le musée d’Ayasofya est le second le plus visité du pays ; avec ses mosaïques, ses loges, ses
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portes de marbre, il raconte une histoire de ■ l’Empire byzantin avec laquelle Erdogan entend rompre, pour trouver ailleurs ses repères. Par exemple dans le parc de Topkapi, où le musée de la Conquête retrace, grâce à un somptueux panorama, la fetih (« prise ») de Constantinople, à l’endroit où les Ottomans avaient percé la muraille lors du siège de 1453. « La Turquie a besoin d’un nouvel esprit de conquête », avait déclaré Erdogan, lors de son inauguration, en 2009, incitant les jeunes générations à « regarder vers le futur à travers notre glorieuse histoire ». Des propos qui faisaient écho à son programme dindar et kindar, (« religieux » et « revanchard »), rappelle l’historien Stéphane de Tapia. L’ouverture de ce panorama initia la production du film le plus cher produit en Turquie, Fetih 1453, superproduction islamo-nationaliste qui présentait l’entrée dans Constantinople comme l’accomplissement d’un djihad, passant sous silence le pillage de la ville grecque. Plus gros succès enregistré en Turquie – 6 millions de spectateurs –, sorti en 2012 dans de nombreux pays musulmans, Fetih 1453 incarne la pointe émergée d’un iceberg politicohistorique où le passé ottoman est convoqué, utilisé, remanié par le pouvoir en place.
Commémoration. Au coeur de cet iceberg, la bataille de Malazgirt, au nord du lac de Van, en 1071. Cette date marque l’entrée en Anatolie des Turcs seldjoukides, originaires du Turkestan, au nord de la mer d’Aral, qui avaient entamé leur progression par le nord de l’Iran et l’Irak. À Malazgirt, Alp Arslan, premier héros turc, défia et tua l’empereur byzantin. L’Occident fut appelé à l’aide par Byzance, appel qui déclencha le lancement de la première croisade. À Malazgirt, on peut admirer un vaste monument commémoratif, deux colonnes aux allures de cheminées d’usine, édifiées après les 900 ans de la victoire, en 1971. Mais c’est seulement depuis 2017 qu’une commémoration digne de ce nom réunit des centaines de milliers de personnes et les principales autorités de l’État. Erdogan l’honore de sa présence. Le 26 août 1071 a supplanté un autre 26 août jusque-là célébré, celui de l’année 1922, début de l’offensive d’Atatürk contre l’armée grecque. La cérémonie exalte une Anatolie musulmane placée au centre d’un monde ottoman en construction, qui s’étendrait de La Mecque à l’Asie centrale et de Jérusalem à l’Andalousie. Car 1071, c’est aussi l’arrivée des Turcs dans l’aire islamique, leur découverte de l’islam, qu’ils vont régénérer. Quelques dates déploient un arc du temps qui débute en 1071, passe par 1453, se prolonge avec 2016, date du coup d’État manqué, et annonce 2071, pour le millénaire de la bataille fondatrice.
Erdogan embrasse large. En Occident, on ne range sous l’étiquette d’Empires turcs que le seldjoukide, mis à mal par les Mongols aux alentours de 1300, et l’ottoman, qui émergea alors, à une centaine de kilomètres au sud-est de Constantinople. Mais, pour l’histoire officielle, ce sont 16 Empires turcs qui se sont succédé jusqu’en 1920. Il n’est pas rare que, dans
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