En Méditerranée, la bataille du gaz est lancée
La Turquie veut recevoir sa part des gisements d’hydrocarbures découverts notamment au large de Chypre. Elle est prête à employer la force.
Mars 2020. La république de Chypre est en émoi. Le président de l’île a convoqué en urgence les chefs des partis politiques. Nikos Anastasiades entend réagir à la crise migratoire provoquée par Recep Tayyip Erdogan. Embourbé dans le nord-ouest de la Syrie face aux armées syrienne et russe, le « raïs » turc vient d’annoncer qu’il ouvrait le « robinet » des migrants vers l’Europe pour contraindre celle-ci à le soutenir. Au bout de trois heures de palabres, le porte-parole du gouvernement chypriote retourne enfin dans son bureau du palais présidentiel de Nicosie, exténué. « Ce qui se passe est vraiment incroyable », se désole Kyriacos Koushos en allumant un cigare. Un écran diffuse en boucle les images du discours d’Erdogan et des milliers de migrants bloqués à la frontière grecque, porte d’entrée de l’Union européenne. Ses menaces ont été mises à exécution. « Des vagues de réfugiés sont envoyées de Turquie vers la partie occupée de Chypre, puis sont ensuite dirigées vers notre territoire, affirme le porteparole. Cela fait malheureusement partie de la politique turque dans toute la région. La Turquie intervient en Syrie, en Libye, et viole les eaux territoriales de la république de Chypre. »
Pour se rendre dans la partie septentrionale de l’île, occupée par Ankara, il faut traverser un poste
frontière longeant un ancien hôtel, le Ledra Palace, occupé par les Casques bleus des Nations unies. Ceux-ci contrôlent la « ligne verte », une zone tampon qui coupe l’île en deux sur 180 kilomètres de longueur. Au bout d’un terrain vague où les palmiers côtoient les miradors, le drapeau rouge de la Turquie trône aux côtés d’une réplique quasi identique, mais blanche : l’emblème de la République turque de Chypre du Nord (RTCN), État fantoche que seule la Turquie reconnaît. « Marhaba [« bonjour » en turc] ! » lance d’emblée le fonctionnaire de police chargé de la vérification des passeports.
Déchirée entre ses communautés grecque, majoritaire, et turque, minoritaire, Chypre, ancienne colonie britannique de 1,1 million d’habitants, est indépendante depuis 1960, et sa Constitution est garantie conjointement par le Royaume-Uni, la Grèce et la Turquie. Mais le destin de l’île bascule en 1974, lorsque des officiers grecs chypriotes fomentent un coup d’État pour rattacher l’île à la Grèce. La Turquie envahit le tiers nord de l’île au nom de la protection de la minorité chypriote turque. Quarante-six ans plus tard, près de 40 000 soldats turcs y sont toujours stationnés. La barrière de sécurité franchie, le réseau de téléphonie mobile passe au turc, tout comme la monnaie. Sous embargo international, la RTCN ne doit sa survie qu’à l’aide d’Ankara. «La Turquie est notre mère patrie. Elle a toujours été là pour nous protéger et assurer notre dignité, confie Ersin Tatar, Premier ministre de la RTCN, qui nous reçoit au premier étage d’un bâtiment bleu décrépit. N’oubliez pas que les Ottomans ont régné ici jusqu’en 1878 ! »
L’idylle turco-chypriote possède toutefois une face plus sombre. La troisième plus grande île de la Méditerranée est l’objet de toutes les convoitises depuis la découverte en 2011 au sud de ses côtes d’un champ de gaz offshore sous-marin. Baptisé « Aphrodite », en référence à la déesse grecque, il est situé à l’intérieur de la zone économique exclusive (ZEE) de Chypre, l’espace maritime revenant à chaque État côtier. Depuis, les plus grands groupes pétroliers (Total, Eni, ExxonMobil, Noble Energy) s’y sont précipités : encouragés par la découverte à proximité de gisements gaziers géants par Israël (Tamar, en 2009, et Léviathan, en 2010) et l’Égypte (Zohr, en 2015), ils sont à la recherche de nouveaux champs. « Ces découvertes de gisements de gaz en Méditerranée orientale ont provoqué une ruée vers l’or », explique le responsable d’une compagnie étrangère. Sept gisements ont été pour l’heure trouvés dans les eaux chypriotes. Problème, la Turquie en réclame une part. Manne financière. Arguant qu’elle n’a pas signé la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982, qui définit les zones économiques exclusives de chaque pays, Ankara refuse de reconnaître le droit de Chypre et des îles grecques (Crète, Lesbos, Rhodes…) à disposer d’une ZEE. « La Turquie, qui espérait devenir une plaque tournante du gaz, voit bien qu’elle ne va pas bénéficier de toute l’ébullition énergétique de la Méditerranée orientale, car elle est bordée d’îles grecques qui réduisent considérablement sa zone », résume Samuele Furfari, ancien haut fonctionnaire à la Commission européenne devenu professeur de géopolitique de l’énergie à l’Université libre de Bruxelles. Autre argument avancé par Ankara : les droits de la communauté turque de Chypre à bénéficier de cette manne financière. Ils dépendents du processus de réconciliation avec les Chypriotes grecs, en panne depuis juillet 2017. « En tant qu’État indépendant, nous disposons nous aussi d’une ZEE et avons donné notre accord à la compagnie nationale pétrolière turque TPAO afin qu’elle mène des recherches pour nous », explique Hasan Taçoy, ministre de l’Économie et de l’Énergie de la RTCN. Les navires turcs ont d’ores et déjà entamé leurs propres travaux exploratoires, mais aussi de forage, dans les eaux bordant le nord de l’île.
Ankara ne se contente pas de forer. Elle envoie également des navires de guerre au sud de l’île pour contrarier les activités des compagnies étrangères mandatées par Nicosie. « Les bâtiments
militaires turcs s’approchent et nous obligent à quitter la zone sous prétexte de manoeuvres militaires, raconte un industriel occidental. Pourtant, nous avons signé un contrat avec la république de Chypre et nous travaillons dans le cadre du droit international, mais nous avons peu à peu compris que la Turquie ne l’entendait pas de cette oreille. »
Chypre n’est pas de taille à riposter. « La Turquie nous brutalise en mettant en oeuvre son hégémonie régionale, bercée par ses illusions de grandeur, enrage un diplomate chypriote. Nous sommes une cible facile. Nous n’avons pas de marine, ni de force aérienne, et nous ne voulons pas provoquer. » Pour rompre son isolement, l’île noue des alliances diplomatiques, notamment avec la France, l’Italie, la Grèce, Israël et l’Égypte. Nicosie a signé avec Athènes, TelAviv et Bruxelles un accord prévoyant la création d’un gazoduc géant censé alimenter à terme le marché européen. Le projet EastMed, qui doit drainer plusieurs gisements méditerranéens, vise à concurrencer le futur pipeline russo-turc Turkish Stream et donc à sortir l’Europe de sa dépendance au gaz russe. Une alliance politique anti-Ankara qui ne dit pas son nom. Ambitieux, le mégaprojet risque pourtant de ne jamais voir le jour. « EastMed est un mythe », estime Hubert Faustmann, professeur de relationsinternationalesàl’université de Nicosie. « Les coûts élevés d’extraction du gaz de ce gazoduc ne seraient pas compétitifs face aux hydrocarbures russes ni même face au gaz naturel liquéfié américain, estime cet expert en énergie, également directeur du bureau chypriote de la fondation sociale-démocrate allemande Friedrich-Ebert. Dès lors, la seule issue pour le gaz chypriote, s’il est exploité un jour, est d’être exporté en Turquie. Or cette voie est bloquée politiquement. »
Erdogan, lui, n’hésite pas à traverser la Méditerranée pour avancer ses pions. En novembre 2019, le président turc a signé avec le gouvernement de Tripoli un accord stipulant l’exploitation en commun de la zone économique exclusive libyenne en s’appuyant cette fois sur… la Convention des
Nations unies sur le droit de la mer. « Grâce à cet accord conclu avec la Libye, la Turquie a changé les règles du jeu», se félicite le Premier ministre chypriote turc Ersin Tatar. Une stratégie risquée, mais payante.
« Sur tous les fronts, aussi bien sur celui des migrants que sur celui du gaz, la Turquie joue l’escalade et personne ne souhaite s’opposer à elle», analyse Hubert Faustmann. En février, l’UE n’a consenti qu’à sanctionner deux cadres dirigeants de la compagnie nationale turque de pétrole. Quant aux États-Unis, présentsàChyprevialeurscompagnies pétrolières, ils se sont bien gardés, pour l’heure, de prendre position face à l’encombrant – mais nécessaire – allié turc. Désormais indépendant sur le plan énergétique avec l’exploitation des pétroles et gaz de schiste, Washington ne souhaite plus intervenir dans les « conflits sans fin » qui minent la région. « D’autres acteurs régionaux se sont montrés très déterminés et ont cherché à exploiter le changement de posture américain », souligne Charles Thépaut, chercheur invité du cercle de réflexion Washington Institute for Near East Policy, évoquant la Russie, la Turquie et l’Iran.
L’internationalisation des conflits en Syrie ou en Libye ne fait que renforcer l’instabilité de la région. «Pour l’armée russe, le fait d’avoir une présence militaire permanente en Syrie, ainsi qu’une force de projection au Moyen-Orient, est un accomplissement », analyse AndreïKortunov, directeur général du Russian International Affairs Council, basé à Moscou. La reprise en main du régime et de ses alliés s’est faite au détriment de la Turquie, dernier soutien de la rébellion anti-Assad, dans son ultime bastion de la province d’Idlib (dans le nordouest de la Syrie). Si un accord turcorusse de cessez-le-feu a été conclu en mars, mettant provisoirement fin aux tirs croisés entre les armées turque, syrienne et russe, l’entente entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan n’a pas apporté de solution durable à l’épineuse question des réfugiés syriens, ni à celles des groupes djihadistes qui peuplent encore la région.
Ankara ne se contente pas de forer. Elle envoie également des navires de guerre au sud de Chypre.
Si rien n’est réglé en Syrie, la situation est encore plus complexe en Libye. Livré aux milices et aux tribus depuis le renversement de Mouammar Kadhafi en 2011, cet État est aujourd’hui en voie de « syrianisation », selon l’analyse du chef de la diplomatie française, Jean-Yves Le Drian. Dans ce pays autrement plus riche en hydrocarbures, chaque camp se repose sur des parrains internationaux. Alliés aux factions de Misrata et proche de l’organisation des Frères musulmans, le gouvernement de Fayez el-Sarraj, au pouvoir à Tripoli, peut compter, depuis janvier 2020, sur l’intervention militaire de la Turquie, ainsi que sur le soutien politique et financier du Qatar, deux pays liés à la confrérie islamiste. Ankara et Doha se justifient en affirmant aider le seul exécutif reconnu officiellement par les Nations unies. En face, l’Armée nationale libyenne de Khalifa Haftar, est, elle, investie par le Parlement libyen, basé à Tobrouk, dans l’est de la Libye. Elle est poussée par les Émirats arabes unis, l’Égypte, l’Arabie saoudite et la France. Les deux camps comptent dans leurs rangs des mercenaires étrangers, notamment des combattants syriens aguerris mais aussi, du côté du maréchal Haftar, des Russes de la société de sécurité Wagner, des Soudanais et des Tchadiens. «La Russie s’intéresse à la Libye pour des raisons beaucoup plus économiques que géopolitiques, souligne le chercheur Andreï Kortunov. La présence sur place d’une compagnie russe privée permet à Moscou de rester officiellement en dehors du conflit tout essayant d’atteindre un équilibre des forces entre les deux camps. » L’enchevêtrement des crises libyenne, chypriote et syrienne ont même valu à Khalifa Haftar le soutien de la Grèce et du régime syrien, tous deux opposés à la Turquie d’Erdogan.
Solidarité. À ce jeu, la supériorité militaire de la Turquie, notamment celle de ses drones, a fait la différence. Au printemps, elle a permis aux forces de Tripoli de repousser vers l’est du pays l’armée du maréchal Haftar. Conséquence directe de l’intervention de la Turquie en Libye : l’installation de bases militaires turques sur la côte libyenne : une – aérienne – à AlWatiya (à l’ouest de Tripoli) et une autre maritime – dans le port de Misrata (à l’est de la capitale). « En établissant ces bases militaires, la Turquie vise à rester durablement en Libye, non pas dans le cadre du conflit libyen mais dans celui de son projet d’influence en Méditerranée », souligne une source diplomatique française.
Certains signes ne doivent rien au hasard. En février, le porte-avions Charles de Gaulle, en mission en Méditerranée orientale dans le cadre de l’opération Chammal contre Daech, a effectué une escale remarquée à Chypre. Si Paris dément tout lien avec la crise actuelle, les autorités chypriotes ont une autre interprétation. « C’était un acte concret de soutien et de solidarité de la part de la France en faveur de la souveraineté de la république de Chypre, qui inclut notre zone économique exclusive », affirme le ministre chypriote de la Défense, Savvas Angelides. La guerre du gaz ne fait que commencer ■