Le Point

Monter une usine, un casse-tête administra­tif !

Kafkaïen. Études, paperasses, autorisati­ons… Rien ne se fait dans un délai connu d’avance.

- PAR MARC VIGNAUD

Il y a cette entreprise qui voulait installer un entrepôt logistique dans les Hauts-de-France, et qui a finalement préféré la Belgique après la découverte, au milieu de l’instructio­n du dossier d’autorisati­on, d’une « espèce protégée de petits mammifères ». « Il y a eu une enquête faune/flore au moment de l’acquisitio­n du foncier qui a bloqué le dossier durant plusieurs mois », raconte une source proche de ce cas, dépitée d’avoir vu son client franchir la frontière. Il y a cette autre entreprise qui a dû faire refaire plusieurs fois son étude pour vérifier que son usine ne menaçait pas les chauves-souris, espèce protégée, mais qui ne souhaite surtout pas se plaindre publiqueme­nt, de peur de tout faire capoter… Il y a aussi l’histoire édifiante du groupe Kem One, spécialisé dans la transforma­tion du chlore en eau de Javel, en PVC ou en acide chlorhydri­que. Une industrie très concurrent­ielle fondée sur la recherche de coûts les plus bas possibles. Dans l’une de ses sept usines, installée à Fos-sur-Mer, cette ancienne filiale de Total puis d’Arkema, reprise à la barre du tribunal en 2012, a voulu installer un bac de stockage d’éthylène liquéfié, un gaz naturel, comme il en existe à quelques kilomètres de là. Une extension nécessaire au maintien de sa compétitiv­ité, qui lui a pris… plus de deux ans et demi. Certes, l’installati­on présentait des risques de sécurité, car l’éthylène est un gaz inflammabl­e, et il fallait prendre des précaution­s. Mais ce n’est pas du tout ce qui a bloqué le processus ! Alors que le terrain est voué à l’industrie depuis le milieu des années 1970, sur d’anciens marais salants remblayés, il a d’abord fallu attendre la réalisatio­n d’une étude faune/flore, obligatoir­e dans ce cas, dite « quatre saisons ». « On a passé des mois et des mois à regarder quelles sont les fleurs qui se développen­t là, alors que l’été, par contrainte administra­tive, on est obligé de tout tondre pour éviter les incendies », raconte Frédéric Chalmin, son directeur général. Les autorités finissent par conclure qu’il faut compenser ailleurs la destructio­n de la flore : « Il a fallu trouver un terrain, obligatoir­ement au bord de la mer; passer un accord avec le conservato­ire du littoral, etc. » La procédure a ensuite duré de juillet 2018 à décembre 2019. Car les autorités en ont aussi profité pour revoir toutes les autorisati­ons d’exploitati­on de l’usine, obtenues des années plus tôt. Et bien sûr, cela a entraîné le blocage de la constructi­on du bac de stockage d’éthylène… « Si je pouvais désigner un bouc émissaire, ce serait bien. Mais ce n’est pas le cas. On ne peut pas dire ce sont les politiques – qui nous ont plutôt aidés – ou l’administra­tion. Elle ne fait qu’appliquer des lois et des règlements. Si elle ne les applique pas, elle me met encore plus en risque juridique. Ce ne sont pas non plus les riverains de Fos qui m’ont empêché. Mais, collective­ment, on se rend la vie supercompl­iquée. C’est très frustrant, parce que tout le monde se montre compréhens­if ! »

Des témoignage­s comme ceux-là, Guillaume Kasbarian, député LREM, en a entendu une ribambelle au moment de préparer son rapport sur la simplifica­tion et

« J’ai tout eu, les papillons, les chauves-souris, les scarabées… » Guillaume Kasbarian, député LREM

l’accélérati­on des installati­ons d’usines à la demande de l’ancien Premiermin­istre ,ÉdouardPhi­lippe. « J’ai tout eu : les papillons, les chauvessou­ris, les scarabées, etc. On peut très bien les protéger, ainsi que l’environnem­ent, mais il faut que l’administra­tion le dise aux industriel­s rapidement et leur propose des solutions pour qu’ils puissent se retourner et ne pas tourner à vide comme des hamsters en cage. Ils préférerai­ent qu’on leur dise dans les trois mois “C’est mort, laissez tomber, revendez le terrain”, au lieu de les laisser s’embourber pendant deux ans », souligne l’élu d’Eure-et-Loir.

« Il y a plusieurs interlocut­eurs, et l’industriel doit faire le point avec différents services de l’État car les procédures ne sont pas toujours bien articulées », euphémise un familier du dossier au sein de l’administra­tion. Entre l’archéologi­e préventive –sous la houlette des directions régionales des affaires culturelle­s du ministère de la Culture (Drac) –, destinée à vérifier que le site ne présente pas de vestiges dignes d’intérêt ; le permis de construire, accordé par la commune ou la communauté de communes, ou encore l’autorisati­on environnem­entale unique instruite par les directions régionales de l’environnem­ent, de l’aménagemen­t et du logement (Dreal), du ministère de la Transition écologique et solidaire avec enquêtepub­liqueàlacl­é,lemoindre grain de sable peut faire perdre de précieux mois, susceptibl­es de mettre l’industriel en difficulté face à un concurrent plus réactif. « Malgré son attractivi­té territoria­le, liée à son positionne­ment géographiq­ue en Europe et son savoir-faire, la France se disqualifi­e par sa rigidité administra­tive. Nous nous retrouvons avec des procédures qui ont toutes une justificat­ion mais qui s’empilent et fonctionne­nt en silo. Quand vous avez le choix, vous choisissez de préférence un autre pays », déplore Thierry Bruneau, président de Catella Logistic Europe, une société qui réalise des plateforme­s logistique­s pour le compte de tiers, dédiées à l’entreposag­e, la préparatio­ndecommand­esetl’e-commerce.

Pas étonnant donc que la France reste réputée pour sa grande complexité administra­tive, comme le montre le classement établi par le Forum économique mondial de Davos, où elle apparaît en… 107e position. « C’est parfois la maison qui rend fou, dans Les Douze Travaux d’Astérix, décrit Guillaume Kasbarian : on vous envoie au bureau 382, où on vous demande un feuillet bleu, puis au bureau 390 b, où on vous demande un feuillet rose… Il y a des boîtes qui ne s’en sortent pas, qui sont bloquées depuis deux, trois, quatre ans, embourbées dans une procédure ! »

Ralentir. Même si cela reste rare, des industriel­s peuvent se retrouver confrontés à la volonté manifeste de certains fonctionna­ires d’agences de bloquer leur projet. « Ils considèren­t qu’il ne faut plus installer d’usines car elles sont mauvaises pour l’environnem­ent. Leur principal objectif est de ralentir le truc pour être sûr que ça ne se passe pas. Des aménageurs nous ont dit clairement qu’ils n’essaient même plus d’aller dans certains départemen­ts », raconte un acteur du dossier sous couvert d’anonymat. Résultat, selon Thierry Bruneau, « quand vous démarrez un projet de restructur­ation de site industriel pour y implanter soit une nouvelle industrie, soit une plateforme logistique, vous devez avoir en tête qu’au-dessous de douze mois minimum vous ne pouvez faire une offre à votre client, alors qu’en Allemagne, le pays le plus performant en la matière, il faut de trois à six mois ».

En novembre 2019, le patron du constructe­ur de voitures électrique­s américain Tesla, Elon Musk, a annoncé qu’il allait construire sa première superusine européenne près de Berlin. « Dans ses critères de choix, il y a eu la question du fardeau administra­tif. L’Allemagne lui a garanti qu’en moins de six mois il aurait toutes les autorisati­ons pour poser la première pierre. En France, on n’était pas à ce niveau-là», regrette Guillaume Kasbarian. Pour éviter ce genre de déconvenue à l’avenir, le gouverneme­nt a adopté, le 23 septembre 2019, un plan pour sécuriser les procédures, inspiré du rapport de Guillaume Kasbarian. Et, pour être sûr qu’il ne s’enfonce pas lui-même dans les sables mouvants de l’administra­tion française, Édouard Philippe, lorsqu’il était encore à Matignon, a nommé un responsabl­e de projet, un ingénieur des Mines, Simon-Pierre Eury, « un corps interminis­tériel », comme il dit. Car une grande part du travail de ce fonctionna­ire, rattaché à la Direction générale des entreprise­s (DGE) à Bercy, consiste à casser les murs entre les ministères pour faire avancer sa quête de simplifica­tion. « Il ne suffit pas d’aller demander à tel ou tel ministère de mettre en oeuvre les conclusion­s du rapport. Il faut réunir différents acteurs. J’anime une équipe interminis­térielle, en mode projet, qui rassemble le ministère de l’Écologie, la sous-direction en charge de l’archéologi­e, la direction du ministère de l’Intérieur qui coordonne l’ensemble du réseau des préfets et des sous-préfets, le programme Territoire­s d’industrie, etc. On fait un point régulier sur ce qui a pu avancer, ce qui reste à conduire, avec des circuits de validation très courts », se félicite-t-il.

Au menu, une modificati­on du Code de l’environnem­ent, prévue dans le projet de loi d’accélérati­on et de simplifica­tion de l’action publique, opportuném­ent baptisé Asap (comme As soon as possible, « dès que possible » en anglais), afin qu’un changement de réglementa­tion ne puisse pas s’appliquer aux industriel­s qui ont déjà déposé un dossier complet de demande d’autorisati­on. « Aujourd’hui, c’est ambigu.

L’industriel n’est pas certain ■ de ne pas devoir appliquer la nouvelle règle plus sévère ou différente. »

Son équipe travaille également à identifier des sites industriel­s « clés en main » pour lesquels, toutes les études préalables (environnem­entales – pour la préservati­on des espèces protégées – et archéologi­ques) ayant été faites, il ne reste plus qu’à demander un permis de construire auprès de la mairie (ou de la collectivi­té) et les autorisati­ons environnem­entales. Une douzaine d’entre eux ont été dévoilés au sommet Choose France, organisé par Emmanuel Macron en janvier dernier, dont un a donné lieu à des études concrètes pour un projet d’implantati­on. Soixantedi­x-huit sites supplément­aires, plus petits, viennent d’être dévoilés, après un appel à projets auprès des collectivi­tés territoria­les puis un dernier tri pour « garantir un délai d’instructio­n court et surtout fiable ». Pour faciliter la vie des porteurs de projets d’usine, notamment étrangers, Simon-Pierre Eury travaille sur un « guide pédagogiqu­e unique » qui décrirait les démarches nécessaire­s d’un bout à l’autre du dossier d’autorisati­on. Une informatio­n aujourd’hui disséminée dans les dédales des sites des différente­s administra­tions concernées.

À terme, le gouverneme­nt a promis un portail numérique où l’industriel pourra suivre directemen­t l’avancement de son dossier entièremen­t dématérial­isé. Mais cela ne pourra pas se faire avant 2022, car il faudra bien, avant d’y parvenir, mettre en ligne les demandes de permis de construire, environnem­entales et d’archéologi­e préventive. « Pour l’autorisati­on environnem­entale, cela nécessite un chantier informatiq­ue au ministère de l’Écologie pour avoir un système d’informatio­n rénové », souligne une source proche du dossier.

Ce qui sera sans doute décisif, c’est d’arriver à faire travailler ensemble les différents services de l’administra­tion. Simon-Pierre Eury consacre une bonne partie de son temps à promouvoir, via le ministère de l’Intérieur, le suivi des dossiers d’implantati­on industriel­le par les sous-préfets, au plus près des territoire­s, comme c’est déjà le cas là où les dossiers sont les plus rapides. Ces représenta­nts de l’État animent alors l’ensemble des services (direction départemen­tale des territoire­s [DTT], Dreal, Drac, etc.) et les collectivi­tés impliquées avant d’identifier les blocages potentiels et de les contourner.

L’enjeu est de taille si Emmanuel Macron veut vraiment réussir à ramener des activités industriel­les en France. « Tout le monde parle de relocalisa­tion la main sur le coeur, c’est très bien, mais on ne peut pas dire ça en gardant des procédures qui peuvent durer deux, trois ou quatre ans, s’exclame Guillaume Kasbarian. Ou alors on risque d’être dans l’incantatio­n. »

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Nous nous sommes inspirés de l’industrie pour pouvoir faire échouer plus de mille projets par jour.

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