Monter une usine, un casse-tête administratif !
Kafkaïen. Études, paperasses, autorisations… Rien ne se fait dans un délai connu d’avance.
Il y a cette entreprise qui voulait installer un entrepôt logistique dans les Hauts-de-France, et qui a finalement préféré la Belgique après la découverte, au milieu de l’instruction du dossier d’autorisation, d’une « espèce protégée de petits mammifères ». « Il y a eu une enquête faune/flore au moment de l’acquisition du foncier qui a bloqué le dossier durant plusieurs mois », raconte une source proche de ce cas, dépitée d’avoir vu son client franchir la frontière. Il y a cette autre entreprise qui a dû faire refaire plusieurs fois son étude pour vérifier que son usine ne menaçait pas les chauves-souris, espèce protégée, mais qui ne souhaite surtout pas se plaindre publiquement, de peur de tout faire capoter… Il y a aussi l’histoire édifiante du groupe Kem One, spécialisé dans la transformation du chlore en eau de Javel, en PVC ou en acide chlorhydrique. Une industrie très concurrentielle fondée sur la recherche de coûts les plus bas possibles. Dans l’une de ses sept usines, installée à Fos-sur-Mer, cette ancienne filiale de Total puis d’Arkema, reprise à la barre du tribunal en 2012, a voulu installer un bac de stockage d’éthylène liquéfié, un gaz naturel, comme il en existe à quelques kilomètres de là. Une extension nécessaire au maintien de sa compétitivité, qui lui a pris… plus de deux ans et demi. Certes, l’installation présentait des risques de sécurité, car l’éthylène est un gaz inflammable, et il fallait prendre des précautions. Mais ce n’est pas du tout ce qui a bloqué le processus ! Alors que le terrain est voué à l’industrie depuis le milieu des années 1970, sur d’anciens marais salants remblayés, il a d’abord fallu attendre la réalisation d’une étude faune/flore, obligatoire dans ce cas, dite « quatre saisons ». « On a passé des mois et des mois à regarder quelles sont les fleurs qui se développent là, alors que l’été, par contrainte administrative, on est obligé de tout tondre pour éviter les incendies », raconte Frédéric Chalmin, son directeur général. Les autorités finissent par conclure qu’il faut compenser ailleurs la destruction de la flore : « Il a fallu trouver un terrain, obligatoirement au bord de la mer; passer un accord avec le conservatoire du littoral, etc. » La procédure a ensuite duré de juillet 2018 à décembre 2019. Car les autorités en ont aussi profité pour revoir toutes les autorisations d’exploitation de l’usine, obtenues des années plus tôt. Et bien sûr, cela a entraîné le blocage de la construction du bac de stockage d’éthylène… « Si je pouvais désigner un bouc émissaire, ce serait bien. Mais ce n’est pas le cas. On ne peut pas dire ce sont les politiques – qui nous ont plutôt aidés – ou l’administration. Elle ne fait qu’appliquer des lois et des règlements. Si elle ne les applique pas, elle me met encore plus en risque juridique. Ce ne sont pas non plus les riverains de Fos qui m’ont empêché. Mais, collectivement, on se rend la vie supercompliquée. C’est très frustrant, parce que tout le monde se montre compréhensif ! »
Des témoignages comme ceux-là, Guillaume Kasbarian, député LREM, en a entendu une ribambelle au moment de préparer son rapport sur la simplification et
« J’ai tout eu, les papillons, les chauves-souris, les scarabées… » Guillaume Kasbarian, député LREM
l’accélération des installations d’usines à la demande de l’ancien Premierministre ,ÉdouardPhilippe. « J’ai tout eu : les papillons, les chauvessouris, les scarabées, etc. On peut très bien les protéger, ainsi que l’environnement, mais il faut que l’administration le dise aux industriels rapidement et leur propose des solutions pour qu’ils puissent se retourner et ne pas tourner à vide comme des hamsters en cage. Ils préféreraient qu’on leur dise dans les trois mois “C’est mort, laissez tomber, revendez le terrain”, au lieu de les laisser s’embourber pendant deux ans », souligne l’élu d’Eure-et-Loir.
« Il y a plusieurs interlocuteurs, et l’industriel doit faire le point avec différents services de l’État car les procédures ne sont pas toujours bien articulées », euphémise un familier du dossier au sein de l’administration. Entre l’archéologie préventive –sous la houlette des directions régionales des affaires culturelles du ministère de la Culture (Drac) –, destinée à vérifier que le site ne présente pas de vestiges dignes d’intérêt ; le permis de construire, accordé par la commune ou la communauté de communes, ou encore l’autorisation environnementale unique instruite par les directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), du ministère de la Transition écologique et solidaire avec enquêtepubliqueàlaclé,lemoindre grain de sable peut faire perdre de précieux mois, susceptibles de mettre l’industriel en difficulté face à un concurrent plus réactif. « Malgré son attractivité territoriale, liée à son positionnement géographique en Europe et son savoir-faire, la France se disqualifie par sa rigidité administrative. Nous nous retrouvons avec des procédures qui ont toutes une justification mais qui s’empilent et fonctionnent en silo. Quand vous avez le choix, vous choisissez de préférence un autre pays », déplore Thierry Bruneau, président de Catella Logistic Europe, une société qui réalise des plateformes logistiques pour le compte de tiers, dédiées à l’entreposage, la préparationdecommandesetl’e-commerce.
Pas étonnant donc que la France reste réputée pour sa grande complexité administrative, comme le montre le classement établi par le Forum économique mondial de Davos, où elle apparaît en… 107e position. « C’est parfois la maison qui rend fou, dans Les Douze Travaux d’Astérix, décrit Guillaume Kasbarian : on vous envoie au bureau 382, où on vous demande un feuillet bleu, puis au bureau 390 b, où on vous demande un feuillet rose… Il y a des boîtes qui ne s’en sortent pas, qui sont bloquées depuis deux, trois, quatre ans, embourbées dans une procédure ! »
Ralentir. Même si cela reste rare, des industriels peuvent se retrouver confrontés à la volonté manifeste de certains fonctionnaires d’agences de bloquer leur projet. « Ils considèrent qu’il ne faut plus installer d’usines car elles sont mauvaises pour l’environnement. Leur principal objectif est de ralentir le truc pour être sûr que ça ne se passe pas. Des aménageurs nous ont dit clairement qu’ils n’essaient même plus d’aller dans certains départements », raconte un acteur du dossier sous couvert d’anonymat. Résultat, selon Thierry Bruneau, « quand vous démarrez un projet de restructuration de site industriel pour y implanter soit une nouvelle industrie, soit une plateforme logistique, vous devez avoir en tête qu’au-dessous de douze mois minimum vous ne pouvez faire une offre à votre client, alors qu’en Allemagne, le pays le plus performant en la matière, il faut de trois à six mois ».
En novembre 2019, le patron du constructeur de voitures électriques américain Tesla, Elon Musk, a annoncé qu’il allait construire sa première superusine européenne près de Berlin. « Dans ses critères de choix, il y a eu la question du fardeau administratif. L’Allemagne lui a garanti qu’en moins de six mois il aurait toutes les autorisations pour poser la première pierre. En France, on n’était pas à ce niveau-là», regrette Guillaume Kasbarian. Pour éviter ce genre de déconvenue à l’avenir, le gouvernement a adopté, le 23 septembre 2019, un plan pour sécuriser les procédures, inspiré du rapport de Guillaume Kasbarian. Et, pour être sûr qu’il ne s’enfonce pas lui-même dans les sables mouvants de l’administration française, Édouard Philippe, lorsqu’il était encore à Matignon, a nommé un responsable de projet, un ingénieur des Mines, Simon-Pierre Eury, « un corps interministériel », comme il dit. Car une grande part du travail de ce fonctionnaire, rattaché à la Direction générale des entreprises (DGE) à Bercy, consiste à casser les murs entre les ministères pour faire avancer sa quête de simplification. « Il ne suffit pas d’aller demander à tel ou tel ministère de mettre en oeuvre les conclusions du rapport. Il faut réunir différents acteurs. J’anime une équipe interministérielle, en mode projet, qui rassemble le ministère de l’Écologie, la sous-direction en charge de l’archéologie, la direction du ministère de l’Intérieur qui coordonne l’ensemble du réseau des préfets et des sous-préfets, le programme Territoires d’industrie, etc. On fait un point régulier sur ce qui a pu avancer, ce qui reste à conduire, avec des circuits de validation très courts », se félicite-t-il.
Au menu, une modification du Code de l’environnement, prévue dans le projet de loi d’accélération et de simplification de l’action publique, opportunément baptisé Asap (comme As soon as possible, « dès que possible » en anglais), afin qu’un changement de réglementation ne puisse pas s’appliquer aux industriels qui ont déjà déposé un dossier complet de demande d’autorisation. « Aujourd’hui, c’est ambigu.
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L’industriel n’est pas certain ■ de ne pas devoir appliquer la nouvelle règle plus sévère ou différente. »
Son équipe travaille également à identifier des sites industriels « clés en main » pour lesquels, toutes les études préalables (environnementales – pour la préservation des espèces protégées – et archéologiques) ayant été faites, il ne reste plus qu’à demander un permis de construire auprès de la mairie (ou de la collectivité) et les autorisations environnementales. Une douzaine d’entre eux ont été dévoilés au sommet Choose France, organisé par Emmanuel Macron en janvier dernier, dont un a donné lieu à des études concrètes pour un projet d’implantation. Soixantedix-huit sites supplémentaires, plus petits, viennent d’être dévoilés, après un appel à projets auprès des collectivités territoriales puis un dernier tri pour « garantir un délai d’instruction court et surtout fiable ». Pour faciliter la vie des porteurs de projets d’usine, notamment étrangers, Simon-Pierre Eury travaille sur un « guide pédagogique unique » qui décrirait les démarches nécessaires d’un bout à l’autre du dossier d’autorisation. Une information aujourd’hui disséminée dans les dédales des sites des différentes administrations concernées.
À terme, le gouvernement a promis un portail numérique où l’industriel pourra suivre directement l’avancement de son dossier entièrement dématérialisé. Mais cela ne pourra pas se faire avant 2022, car il faudra bien, avant d’y parvenir, mettre en ligne les demandes de permis de construire, environnementales et d’archéologie préventive. « Pour l’autorisation environnementale, cela nécessite un chantier informatique au ministère de l’Écologie pour avoir un système d’information rénové », souligne une source proche du dossier.
Ce qui sera sans doute décisif, c’est d’arriver à faire travailler ensemble les différents services de l’administration. Simon-Pierre Eury consacre une bonne partie de son temps à promouvoir, via le ministère de l’Intérieur, le suivi des dossiers d’implantation industrielle par les sous-préfets, au plus près des territoires, comme c’est déjà le cas là où les dossiers sont les plus rapides. Ces représentants de l’État animent alors l’ensemble des services (direction départementale des territoires [DTT], Dreal, Drac, etc.) et les collectivités impliquées avant d’identifier les blocages potentiels et de les contourner.
L’enjeu est de taille si Emmanuel Macron veut vraiment réussir à ramener des activités industrielles en France. « Tout le monde parle de relocalisation la main sur le coeur, c’est très bien, mais on ne peut pas dire ça en gardant des procédures qui peuvent durer deux, trois ou quatre ans, s’exclame Guillaume Kasbarian. Ou alors on risque d’être dans l’incantation. »
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